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La
nuit dans ce grenier à
Couturelle (1).
Réveil avant cinq heures (2).
Marche : Couturelle , puis
une belle route, la route de Saint-Pol, ombragée
à gauche
de grands beaux ormes, à droite de petits ragots
ébranchés et
étêtés, comme en
Vendée, un beau soleil ; aux faisceaux, on fait
démonter
les couvertures, et placer sans cordes ni étuis les outils
au
ceinturon. Ciel parfait que déshonore un
aéroplane ennemi. Faisceaux. Garde à vous pour le drapeau ! On nous le confie. Poème : le Serment du Drapeau. Attention cependant au Déroulède. Car le plus beau en ce serment c’est d’être muet. Un courage sans cri… On entend le canon. Aimons, aimons le canon qui nous relient sous son aile tonnante ! Puis passent les autos du corps d’armée, pleine d’hommes couverts de poussière et dont chaque poil est blanc et qui nous empoudrent… Je repense à ce chemin d’hier en auto : les rues de Corbie et leur population affectueuse sans grandes démonstrations, les petites filles et les jeunes filles, ô joie à venir !… Mais ici coup de sifflet, et nous nous remettons en route. Rien de plus capricieux que ces fatigues de la marche. Tantôt c’est les épaules fendues, la droite d’abord ; tantôt les muscles du cou à droite et à gauche de cette petite vertèbre saillante, qui se tendent comme des cordages et font deux boudins douloureux. Quitté Couturelle, marchant vaguement vers Arras et le dépassant, à travers une campagne céréale et non pas betteravière, verte et brune, avec des propriétés immenses, ornée de beaux moulins, de moins de bois que la Picardie, de routes bien arborées, nous rencontrons Sauly, Barly, Fosseux, Hauteville. Nous cantonnons et j’écris dans un champ à Hauteville… A droite, au nord-est donc, Arras et le canon. Repos obligatoire dans une espèce de grenier sans paille qu’une mince litière, nettoyé rudimentairement par nous. D…tout nu. Lettres, cartes, pleines d’une grave joie. Joie, à cause de l’offensive ; joie continue à cause des morts ; (Jacques et Paul !) joie exaltée à cause de la victoire ! Corvée de bois le soir avec D… ; les routes, les haies, les ronces artificielles, l’invasion dans ces beaux jardins (pâquerettes pour mes trois petites filles), dévastation du bois mort et même du bois vert. Comme nous guignions une ou deux fortes bûches dans la cour d’une ferme rouge que nous croyions abandonnée, une femme nous dit avec un accent cahoté de réclamer du bois au maire ou de tailler dans la haie. Pauvres enfants ! s’écrite-t-elle, c’est pas la guerre !… Ordre de s’équiper pour dormir. Ordre de se coucher. On touche du pain, du sel, du sucre, des nouilles, du café, deux jours de viande. On part, on ne part pas… Vacarme et chaos jusqu’à onze heures du soir. Idées conçues à demi en dormant… La guerre, et spécialement la guerre allemande, c’est l’exaspération et comme la perfection du mal, le mal individuel renforcé et multiplié par le mal collectif. Exemples : le meurtre aboutit au massacre, perfection de la violence contre la vie. Le viol, perfection de la violence contre l’honneur. Le vol, le pillage organisé, pour finir la confiscation même des territoires, perfection de la violence ou du crime contre les propriétés. Par là, visiblement, la guerre achève et rationalise (horreur ! elle humanise !) la férocité éparse dans la nature même. Elle accomplit l’œuvre du Vautour. (Cette conclusion, il me semble, un peu trop apparentée à celle de Joseph de Maistre, dans ces citations de Lamartine). G…, qui est d’Avesne-le-Comte, à trois kilomètres d’ici, y va, et revoit des parents. Mais pas de nouvelles des vrais enfermés à Lille (3). Tristesse du soir, tristesse de minuit. ![]() 3. Dans la basilique de Notre-dame-de-Lorette se trouve une plaque à la mémoire du jeune Jean Guilbert. Il est certainement possible que Jean soit ce G… d'Avesne-le-Comte. ![]() Le nom de Jean Guilbert figure sur le monument aux morts de sa commune. Photo : Ivan Pacheka (site Internet : Mémoires de pierre). |
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