Les derniers jours d'Albert Thierry. Instituteur, écrivain, mort le 26 mai 1915.
Extrait de ses « Carnets de guerre », édités par La Grande Revue en 1917 et 1918.


Pas de réveil, pas de départ ; pas de lettres, pas de journaux ; ainsi un jour plus que morose !… (1)
Lu La Nouvelle Héloïse, presque toute la cinquième partie… Cartes. Rumeurs, pour l’Histoire légendaire de l’an XIV : nous aurions gagné quinze kilomètres en avant d’Arras, les chasseurs chargeraient à cheval, nous aurions pris des canons et des mitrailleuses. Quatorze lignes de tranchées franchies en huit cents mètres, soumises à un tel bombardement que tous les soldats allemands ensevelis et morts, sauf deux devenus fous. Un colonel allemand prisonnier, déclarant honteux qu’on pût se servir d’une artillerie aussi meurtrière que la nôtre !… Une compagnie à nous prise, avec un colonel. Une brigade allemande cernée, trente-deux canons pris et cent-huit mitrailleuses (2).
Lu La Nouvelle Héloïse, toute la sixième et dernière partie ; et ainsi fini ce livre très riche et intéressant et ordonné malgré de nombreuses digressions et longueurs. Il faudrait étudier, sur notes, d’abord les allusions autobiographiques dont il est rempli, domesticité, aventures de Paris, préceptorats, amours (en éclaircissant les Confessions) ; et en distinguant les simples souvenirs des souvenirs corrigés ; ensuite le sentiment et la doctrine du sentiment, la pragmatique du cœur, essentiel à la fois de l’expérience de Rousseau, savoirs de ses amours et de sa contre-expérience individuelle, savoir ses haines, la haine du grand monde parisien (ainsi la deuxième partie est une Foire sur la Place, comme la cinquième un Wilhelm Meister !) ; ensuite la morale relative ou absolue, et par émanation de celle-ci les premiers linéaments d’une pédagogie et d’une politique : pour finir par une doctrine optimiste de l’homme, de la nature et de Dieu.
Le soir on nous donne deux mètres de passepoil jaune pour quarante hommes, afin de coudre à nos pantalons civils pour nous éviter d’être traités en francs-tireurs. Puis on forme les faisceaux dans la cour et on va partir.
On ne part pas. Sommeil dans les pierres.

Notes :
1. Le 28e RI cantonne à Hauteville depuis mardi matin et se tient prêt à rejoindre le front d'Artois au nord d'Arras.
2. A. Thierry relate les premiers "succès" de la gigantesque et sanglante offensive d'Artois lancée le 9 mai 1915.



  accueil Revenir à la page consacrée aux Carnets de guerre d'Albert Thierry