Les derniers jours d'Albert Thierry. Instituteur, écrivain, mort le 26 mai 1915.
Extrait de ses « Carnets de guerre », édités par La Grande Revue en 1917 et 1918.


 
Sommeil assis, tordu, écrasé, assis sur mon sac : comme ça pourrait être bien pis, bon courage ! (1)
Réveil par la pluie, le crachin du nord, une averse oblique, froide et poussiéreuse, ainsi le temps de novembre en mai !…
Je me promène dans ce village. Triste parce que les maisons sont en briques ou en plâtre noirci et en tuiles, qu’elles sont petites, pressées, avec un patio intérieur rempli de fumier, et très sales. Et puis il pleut.
Rencontré le puits : un bâtiment rouge avec un toit, une manivelle avec un volant d’un mètre de diamètre, et muni de quatre sabots qui servent peut-être de freins, un seau formé d’un petit tonneau défoncé, un treuil où s’enroule un câble de métal, et une profondeur telle, au moins quarante mètre, qu’on ne voit pas l’eau.
Au bout de la rue, une tranchée blanche, abandonnée, non démolie ; un puits de carrière dans la marne ou la craie, avec des boisages et des échelles ; et dans un buisson d’aubépines et de tilleuls un grand Christ où je vais tristement.
Le Jésus de cuivre sur une pierre très haute imitant deux troncs d’arbres ; des pierres au pied de la croix (où je cherchais le crâne desséché de l’ancien Adam) ; un Joseph et une Marie de plâtre plombagineux… L’expression désespérée du Sauveur me fait de la peine ; quoi ! souffre-t-il tant qu’il ne se souvienne plus d’avoir un Père, et qu’il ne voie pas qu’il vient de sauver le monde ?
Au delà un grand horizon vert et grisâtre sous un ciel presque violet ; les prairies rafraîchies, épaisses et de tendres à l’oeil, une moirure rapide et grise sur les champs de seigle ; et loin enfin, du côté de la mer ou du feu, les clochers et les églises.
Vie pénible et courageuse des filles de ferme. J’y pense en arpentant cette rue, en cherchant une plaque qui dise le nom du village (Haut-Avesne). A quoi bon tant de soins si sales, si ennuyeux, si durs ? Pour vivre. Mais pourquoi vivre ? Pour quelques pauvres jouissances de tien et par peur de la mort…
Idées … Le goût désintéressé du devoir a-t-il jamais aidé un seul homme à vivre ?
Alors pourquoi la vie ? Le clocher gris de l’église entre les maisons donne une réponse : pour servir Dieu.
Mission ainsi de la religion : rendre immanentes et pour tous ces existences transcendantes (Personnes ou Ordres ?) qui n’existent vraiment que pour quelques-uns.
Personne ou Ordres ! mais les Personnes étant supérieures aux Ordres à cause de leur liberté, Dieu est supérieur au Divin.
Travaux de la ferme : le cheval harlabourant à pas pressés dans la trépigneuse, des gerbes tombant, la fermière (une vieille aux cheveux très blonds, aux belles rides fines, aux yeux clairs et purs) les distribuant aux vaches… Vous seul, cher amour !
Mélancolie, sans bien savoir pourquoi, mon dieu ; à cause de la pluie, de l’encombrement, de la boue, du purin, à cause de na pas marcher tandis que nous devrions marcher !
Auguste présence du canon. Corvée de bois, pieux dans le blé. Visite de G…
(2) il m’apporte un psautier français, un petit livret de prières et un deuxième Jésus de Nazareth, cadeaux indirects de la maman adoptive, avec un : Bon courage ! Vive la France ! qui m’a été au cœur. Il fait grave. La voix du canon augmente ; attention un ordre ! C’est la bataille de l’Artois, commencée le 8 mai [9 mai], je le vois au communiqué, continuée ces jours-ci où nous étions à Couturelle, à Hauteville, et où nous n’en avions qu’un peu du bruit, que les convois et la rumeur (3).
Corvée de café. J’en mouds tout un sac dans un petit moulin à café. Jeux avec les petites filles : Germaine, Marie-Louise, Marie-Madeleine, et le petit garçon Octave. Ils me tirent par ma capote, je les remorque ; ils appellent B… Barbe-Bleue, ils causent le patois flamand que je comprends à peu près.
Lu quelques psaumes. Monotonie.
Lettres. Je suis content en me couchant dans mon coin sous le tambour de la batteuse ; content de la victoire quoique si lente et si disputée (des victoires alourdies hélas !) – content de ces lettres, - et quoiqu’il fasse très froid malgré ce mois de mai, je m’endors.

Notes :
1. Le régiment d'A. Thierry cantonne depuis la veille à Haute-Avesne (Nord-Ouest d'Arras).
2. S'agit-il du jeune Jean Guilbert, tué le 26 mai 1915 ? Voir ici.
3. On lit au JMO du 14 mai : "« Au PC le 10 Mai 1915. Soldats de la 10e Armée,
Notre offensive a heureusement débuté : 3000 prisonniers dont 50 officiers, 6 canons, un nombre important de mitrailleuses sont vos trophées de ces deux jours. Le moment est venu de porter à l’ennemi le grand coup et de libérer définitivement notre sol de la présence détestée de l’envahisseur. La France vous regarde et compte sur vous. Le Général Commandant la 10e armée. V D’urbal. »".


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