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Les derniers jours d'Albert Thierry. Instituteur, écrivain, mort le 26 mai 1915.
Extrait de ses « Carnets de guerre », édités par La Grande Revue en 1917 et 1918.


Café à deux heures du matin. On tire sur nous, nous tirons sur eux… le combat nocturne, un oracle, plutôt qu’un spectacle : la canonnade diverse et entrecroisée, le claquement des balles allemandes, le cinglement des balles françaises (1).
Sommeil, quatre heures en deux fois. Accablement. Au petit matin, lettres… Lecture et relecture.
Un Allemand d’en face tire sur notre périscope et le casse. Après quoi cet animal nous envoie une balle explosive toutes les deux minutes. Il ne touche personne d’ailleurs… Bombardement à nouveau. Attaque du fortin, dit-on. Duquel ? Le fameux fortin où 700 Injustes refusent de se rendre !… Rumeur que nous serions relevés ce soir de ce charnier affreux, et en route demain pour Béthune, rejoindre les Anglais.
Lassitude. Mal aux yeux. Envie de dormir. Travaillons ! travaillons ! Relecture et correction très rapides (commencées hier), des Conditions de la Paix Française, finie aujourd’hui dans un sentiment mélangé : il y a de très beaux versets, des articles tout à fait enfantins, et beaucoup de trous ; mais de la bonne volonté, de la justice, ou du moins un grand amour de la Justice.

Les conditions de la Paix, Albert Thierry

Les Conditions de la Paix. Méditations d'un combattant
Voici la couverture de cet ouvrage terminé par Albert Thierry dans ces tranchées...


Crépuscule… Fusées, abîme du soir.
Les chasseurs à pied arrivent pour nous remplacer (2). Parmi eux beaucoup d’enfants XIV et XV qui n’ont jamais rien vu et que pour entrée on place ici entre la destruction et les cadavres. Ils rient d’ailleurs, nous présents ; mais tout à l’heure, hélas !…
Enfin départ. On a fait une petite tombe pour le pauvre L… (3), on l’a couverte en blanc avec de grandes écailles de fange… Voilà où j’aurais dormi, si… en attendant qu’un obus me déterre.
Ce retour dramatique et plus que dramatique par une attaque sur les boyaux ; par la course aux tranchées des bois jusqu’à Noulette, par mille émotions et quelques idées.
Attaque sur les boyaux : après une marche d’une lenteur exaspérante, sans qu’on sache pourquoi on s’arrête, et en s’arrêtant trop souvent à proximité des malheureux morts (leur consistance, leur odeur, hélas !) ; soudain le canon redouble et la fusillade devient continue derrière nous. Puis continue encore, frénétique, à gauche à niveau, devant nous en contre-bas ; et avec des échos si longs, si perçants, si persistants ! qu’exactement nous nous trouvions au milieu du sifflement et du bouillonnement de la chaudière.
(Ainsi on

[passage censuré]

Puis le canon : de longs sifflements, un brusque éclatement, et comme à Berry-au-Bac (4) une horrible éclaboussure de fer, de boue et d’or : la première en arrière, la seconde en avant, les autres autour de nous. Je reçois des mottes de terre, L… un éclat dans son sac. Et nous nous précipitions de plus en plus vite dans les coudes, les endroits découverts, sous les rafales des balles et des obus. Une fusée un moment éclaire le fossé plein d’uniformes pâles, de sacs et du fusils bas, comme un ruisseau aux flots plein de lune.
Course dans les tranchées : descendant davantage, on crie : Demi-tour ! Personne n’obéit. Désordre. Un mot, et c’était une stupide panique comme aux relèves de Sapigneul (5). La cause ? Notre ancien commandant P… (6), qui voulait passer pour rejoindre nos chasseurs, et qui passait sur le corps. Ordre de ranger les sacs. Enfin il passe mais nous avons perdu la compagnie et la section. Nous courons, tournons, nous arrêtons, nous retrouvons ; les boyaux secs ; mais aussi les escaliers, les trous, l’ombre, les gourbis, perchés sur la pente, les mines pour faire sauter la colline, les lumières à hauteur des nuages… et l’aubépine et le rossignol !
Enfin repos au bout du petit bois : nous n’en pouvions plus ; et derrière nous toujours, toujours la plus furieuse fusillade.
Puis nous regagnons par les bois Noulette, qui cette fois, passé la charme de la lune, paraît beaucoup plus démoli : avec une quantité de maisons crevées, de toits étuilés et de cheminées veuves.
Puis la plaine, un boyau mal commode, puant et boueux, et Aix-Noulette puis l’école… Halte, fatigue, corvée d’eau, réveil et crierie des cuisines roulantes. Distribution d’une viande immangeable et de quelques pommes de terre dans un pré au bout du village… Et en route.
En route, presque au jour, en remontant Noulette… (7)
Il fait jour. Les épaules me font bien mal.


Notes :
1. Dans le JMO du 28e RI on note : "Fusillade ennemie toute la nuit, mais peu intense".
2. Il s'agit des 3e et 10e BCP de la 86e brigade.
3. Peut-être s'agit-il du caporal Edmond Lagrue de la 5e compagnie mort le 20 mai.
4. Le 28e RI tenait de novembre 1914 à avril 1915 le secteur de Berry-au-Bac, près de Reims.
5. Sapigneul se trouve près de Berry-au-Bac.

6. Il s'agit probablement du chef de bataillon Pineau qui commande le 3e BCP. Pineau commandait en janvier 1915 le 2e Bataillon du 28e RI.
7. Selon le JMO du 28e RI, le 2e bataillon s'est porté à Gavion près d'Hersin-Coupigny où le PC s' installe.



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