Les derniers jours d'Albert Thierry. Instituteur, écrivain, mort le 26 mai 1915.
Extrait de ses « Carnets de guerre », édités par La Grande Revue en 1917 et 1918.


Réveils (1) plusieurs fois dans la nuit par les propos alcooliques de D…, hélas ! puis par son départ à deux heures du matin en corvée… Il va chercher des arbustes dans les bois pour faire des passerelles à jeter sur les boyaux dans la prochaine offensive (2).
… Ordre de rouler les couvertures en sautoir : nous partons ce soir et nous laissons nos sacs. Quatre jours de vivres ! à fourrer où ? dans le roulement de la couverture. (Ineptie, ineptie !) Deux cent cinquante cartouches ! des grenades, du vin, des boules de pain, du cricq, et ainsi de suite… Enfin [passage censuré]

Ah ! puissé-je voir une grande victoire et vivre !
À quatre heures, entre le sous-lieutenant Q… (3) O Justice, Justice, Justice.
…Mélancolie du soir ; visites de G… et de T… Corvée, lettres, départ ; et voyage de retour jusqu’à Noulette.
Comme je méditais là-dessus avec une affreuse peine, comme je me sentais ainsi séparé de toutes les nations et même de la France, de tous les ordres et même de la patrie, comme je me demandais d’une manière fugitive si, devant cette trahison, une immortalité quelconque me restait , celle d’Orbais (4), s’il n’y avait ainsi et définitivement pas d’autre, pas d’autre immortalité que celle de Dieu ! comme un crépuscule le plus amer de tous commençait, T… vint me voir avec gentillesse et L… m’envoya en corvée. En corvée au parc de munitions, tout à l’extrémité du village, dans un champ avec de grands ormes sombres tout enveloppés de resplendeur par le ciel d’été, en corvée aller chercher des grenades et des bouteilles pleines de poudres asphyxiantes.
… Idée : comparaison du soldat et du condamné à mort.
Dans cette tristesse, les lettres !… Soir, étoiles, silence. Je me couche un peu dans la grange, je dors de tristesse. Puis en tenue, rassemblement (pas de sac, couverture roulée, embarras plus grand, mais épaules moins souffrantes). En route ! (5)
Par le beau clair de lune qui diamante les choses, nous refaisons le chemin d’auparavant, le village, les corons noirs et alignés, puis les routes animées de soldats gris, de caissons, de convois, puis Sains en Gohelle, le clocher perdu dans les arbres, les fusées sur la plaine pareilles à des feux d’ogres, les arbres qui sentent bon, une odeur fraîche comme les sources et noire comme une autre nuit, Boyelles et cet admirable jardin d’ormes, Aix-Noulette enfin et Noulette, que nous laissons sur la droite dans les bois pour prendre un beau boyau bien large (une tranchée carrossable !) où nous voyons toutes les étoiles, et après une avancée, un demi-tour, une réavancée, nous nous arrêtons tout debout dans un boyau jaune où l’on entend le canon et la première alouette. Voyage fatigant ; malgré l’absence du sac, épaules coupées par les bretelles des musettes.


Notes
1. Le 2e Bataillon cantonne depuis le 22 mai à Gavion, près d'Hersin-Coupigny.
2. Cette offensive est prévue pour demain. Le régiment doit attaquer le Bois Carré, la Tranchée des Saules pour ouvrir le nord de la route de Souchez.
3. Il s'agit probablement du sous-lieutenant Quilcaille, blessé le 26 mai.
4. Lors de la bataille de la Marne et de l'attaque allemande, A. Thierry fut fait prisonnier du 4 au 12 septembre 1914 à la ferme d'Orbais (Marne).
5. Citons le JMO du 28e RI du 24 mai 1915 : "Les Btns quittent leurs cantonnements : Btn Testard à 22 heures ; les Btns Sauget [bataillon d'Albert Thierry] et Hislaire à 22 heures 30. Ils occupent un nombreux matériel d’attaque, notamment des échelles de franchissement".


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