Les derniers jours d'Albert Thierry. Instituteur, écrivain, mort le 26 mai 1915.
Extrait de ses « Carnets de guerre », édités par La Grande Revue en 1917 et 1918.


… Énormité du bombardement. Au boyau de l’après-midi, le désordre, la bousculade, les contre-ordres, (1) la chaleur, l’ennui, la tumultueuse et invisible proximité du combat. Ce bombardement, de huit heures du matin (2) jusque vers deux heures, phénoménal ! Le coup du départ, les sifflements, les éclats se confondaient presque sans interruption. Un fracas continu qui ébranlait les fibres et la poitrine, éblouissait les oreilles et semblait un orage double ou triple, et insensé justement par la démesure des mesures… Au loin la fumée sur l’horizon des bois, des collines et des mines, une écume argentée, ou verdâtre, ou fauve, aux rebords de la Gohelle !
Et l’après-midi, dans ce boyau carrossable, nous avançons, reculons, partons en ligne, la quittons (sans y parvenir, tu penses bien !) nous nous bousculons avec le premier bataillon, avec du … ° (3), avec des Algériens (4). Et une chaleur, et une crampe dans les épaules, et une inaction d’hommes dormants dans cette longue fosse, prêts à combattre et ne combattant pas ; tandis que dans le ciel tournoient de beaux aéros blancs, et que le ciel inférieur rage le canon…
Puis (après avoir lu quelques Psaumes), nous avançons presque jusqu’au bout : ce boyau qui est la route d’Aix-Noulette ; un autre, une espèce de rempart avec une banquette de paille, un radier au milieu, d’innombrables bandes empilées pour les mitrailleuses, et parmi un peuple bleu plein de bariolage, les premiers blessés du matin livides sur leurs brancards, et passé un carrefour de quatre ou cinq tranchées vêtues d’herbe, avec quatre ou cinq poteaux indicateurs, nous allons, retournons, repartons vers la première ligne, nous confondant avec du … °, avec du troisième bataillon, avec des blessés encore, deux au front, la figure pleine de sang, plusieurs au bras, bien tranquilles (te voilà sauvé, dit l’infirmier), plusieurs aux jambes, boitant ; tout prêts enfin à prendre notre part du risque… jusqu’au contrordre définitif de repartir et de rejoindre le boyau du matin (5).
En route, au rempart des mitrailleuses St… ! (6) nous nous embrassons de joie. Enfin nous rejoignons cette longue fosse tortueuse (7) ; les épaules coupées par la bretelle des musettes ! et fait un petit dîner de pain, d’eau et de sardines, nous nous couchons au fond, moi sur la couverture roulée ; et nous dormons à ces belles étoiles.

Notes
1. Le 28e RI doit attaquer le Bois Carré et ouvrir la route du nord de Souchez. C'est le 24e RI qui doit faire partie de la première attaque. Cette attaque sera un échec, le 28e RI attaquera le lendemain.
2. Le sergent Gaudillière du 10e BCP note ("L’attaque du 25 mai 1915 par la 1re compagnie du 10e BCP",  L‘Enfer de 14 et 15 vécu par les chasseurs du 10e BCP, Mâcon, p. 49-52) : "Vers 8 heures du matin, notre artillerie muette depuis le 12 mai commence un bombardement continu des arrières allemands".
3. Il s'agit peut-être du 24e RI qui doit mener l'attaque, le 28e RI étant la deuxième vague de la journée.
4. Il s'agit probablement des soldats du 2e Régiment mixte de zouaves et de tirailleurs (RMZT)  et du régiment marocain (96e brigade).
5. On lit dans le JMO du 28e RI : "Par suite de l’encombrement de l’unique boyau affecté aux mouvements vers l’avant (blessés de la 96e Bde se rendant isolément au poste de secours, corvées de ravitaillement , matériaux divers, les Btns ne peuvent se trouver à pied d’œuvre pour l’heure fixée et l’attaque est remise. Vers 19h30, le 28e I reçoit l’ordre de reprendre ses emplacements du matin."
6. Mitrailleuse Saint-Étienne.
7. Le JMO indique pour l'emplacement du 2e Bataillon : "Tranchée de Loos et place d’armes".


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