Lorsque
l'héroïque
armée française vers la fin d'août 1914
dut
céder à la pression de l'énorme
torrent des
Barbares qui avaient envahi la Belgique et le nord de la France, elle
battit en retraite à marches forcées de 30
à 40
kilomètres par jour, jusqu'au moment où sur la
Marne,
elle s'immobilisa comme un mur à la voix du
général Joffre.
L'ennemi voulut percer
le mur
d'airain. Il s'y brisa et dut reculer
jusqu'aux endroits où il avait préparé
des
tranchées dans lesquelles il s'est terré comme le
sanglier
dans sa bauge.
Les boches se
cramponnent,
s'accrochent jusqu'au jour où nos
poilus les délogeront et dès lors l'Allemagne
verra
poindre la débâcle fatale.
Alors que nos
régiments
reculaient à marches
forcées, beaucoup de soldats harassés de fatigue,
les
pieds en sang, durent s'arrêter au revers des routes et
furent
faits prisonniers.
Il en fut parmi ces
braves
traînards qui parvinrent à se
cacher, puis à se procurer des vêtements
civils et
ils attendirent le moment propice pour revenir en France. Les journaux
nous ont donné les récits de rescapés
qui pendant
tout le temps où ils demeurèrent dans les lignes
allemandes ne purent donner de leurs nouvelles à leurs
familles.
Ces derniers jours, nous
avons eu la
bonne fortune de rencontrer
à Evreux un de ces rescapés qui est originaire
d'une
commune de l'arrondissement des Andelys. Depuis le 15 août,
il
n'avait pas donné de ses nouvelles à sa famille
et c'est
seulement le 15 mai dernier, c'est-à-dire après 9
mois
que ses parents ont reçu de lui une lettre datée
de la
Hollande.
Ce rescapé
est M. Raymond
Pître,
âgé
de 22
ans, soldat de la classe 1913, dont le père est
chef-cantonnier
à Aveny, petite commune du canton d'Ecos.
M. Raymond
Pître qui appartient
au 28e d'infanterie et
était caserné lors de la déclaration
de la guerre
au fort de Daumont (Seine-et-Oise) est un blond normand, aux
moustaches à peine naissantes et à la physionomie
sympathique. Il porte 18 à 19 ans et de paraître
aussi jeune a
grandement contribué à sa
sécurité dans les
lignes allemandes.
Ce jeune soldat
actuellement ne se
ressent presque plus des privations
qu'il a endurées. Il nous a fait le récit de son
extraordinaire odyssée. A maintes reprises, il a vu la mort
de
près, car il a failli être pris par les Allemands
et il
savait ce qui l'attendait.
"Comme je ne
m'étais pas
rendu, nous disait-il, je savais que je
serais fusillé. Pris pour pris, j'aimais mieux courir la
chance
de m'échapper un jour à l'autre. J'y ai mis huit
mois,
mais je suis revenu après avoir vu bien des pays et je
compte
bien maintenant aller à Berlin !"
Telle est la
mentalité du
brave petit soldat. A son retour
à son dépôt à Evreux, il a
été
félicité par tous les officiers qui ont eu
connaissance
de son
aventure. Félicitations bien dues à son courage
et
à sa tenacité.
Dans le récit
que nous a fait
Raymond Pître, nous
supprimons tous les noms, car il ne faut pas que les boches fassent
payer aux braves gens qui se sont dévoués
à le
cacher et à le nourrir, lui et des centaines d'autres
soldats
dans le même cas, le dévouement dont ils ont fait
preuve
à tous les instants.
Il y eut
hélas ! des
lâches cependant. Pître nous a
cité une femme qui en mauvais termes avec sa voisine
à
dénoncé celle-ci aux boches comme donnant asile
à
11 anglais.
Les allemands sont
arrivés en
nombre alors que les anglais
mangeaient la soupe. Les 11 anglais ont été
fusillés. Le maître de la maison et son fils ont
également été fusillés, la
femme
condamnée à 5 ans de prison et la maison a
été brûlée. La
dénonciatrice
immédiate a reçu - tel Judas - une somme d'argent
des
Allemands. Se pendra-t-elle comme Judas ? C'est ce qu'elle a de mieux
à faire.
Une carte postale : les
tombes des soldats anglais
fusillés à la Citadelle de Guise en 1915.
Les noms de ces britanniques figurent sur le monument commémoratif de Guise :
Denis Buckley, Daniel Horgan, Walter Howard, Frederick Innocent, James Moffat, Terend Murphy,
John Nash, John Stent, William Thompson, John Walsh, Walter Wilson.
Dans ses Souvenirs de Guerre, Charles Ghewy, gérant des fermes de Louvry à Audigny, écrira :
"13 avril 1915 — Onze Anglais
étaient cachés à Iron, au Moulin Griselin.
Dénoncés, ils sont fusillés au fort de Guise ainsi
que le père Chalandre qui les ravitaillait. Nous entendons des
salves puis des coups secs. Les malheureux, garrottés, ont
été portés dans un chariot pour les mener au
poteau. Affiches partout du sanguinaire Weachter annonçant qu'il
a «approuvé le jugement du Conseil de guerre»."
Voir le lien ici.
Au
milieu des Allemands
Pour
en revenir à
notre brave petit soldat, il
était parti le 2 août avec son régiment
et fit la
campagne de Belgique. A Charleroi, il reçut un
éclat
d'obus dans son sac mais il ne fut pas blessé. Quand le
régiment battit en retraite, à raison de 40
kilomètres par jour, Raymond Pître qui avait les
pieds en
sang fut contraint de s'arrêter en même temps que
deux
autres soldats du 28e, Robert Thiennot, de Gravigny, près
Evreux
et Pierre Schwetzer de Paris. Les trois jeunes gens ne devaient plus se
quitter pendant plusieurs mois.
"On était au
27 août au
matin, on s'était
arrêtés tous les trois dans un petit pays du
département de l'Aisne, car nous ne pouvions plus marcher.
Le
pays était à peu près vide
d'habitants. Avec nous,
il y avait des soldats d'autres régiments et aussi des
Anglais.
On était bien une cinquantaine. Voilà qu'on voit
venir 6
allemands à cheval. On tire dessus, on les descend,
mais le "gros" arrive. Des milliers d'hommes. On
s'éparpille de tous les côtés. Moi et
mes deux
copains du 28e, on entre dans une grange à moitié
pleine
de foin en vrac, formant un tas de 6 mètres de haut. Il y
avait
une échelle. On grimpe au plus vite et on se cache sous le
foin,
tout en haut, sous le ravalement du toit. Nous avions tout juste trois
biscuits et une boîte de singe.
Extrait du JMO du
28e RI pour les journées des 26 et 27 aout 1914.
Remarques la phrase
"Pertes 33 hommes (restés endormis au cantonnement et pris
par les Allemands".
Nos trois soldats
font-ils partie de ces "33 endormis" ?
"Par la
tabatière du toit, on
voit les troupes allemandes qui arrivent. On s'enfouit sous le foin,
après avoir caché nos sacs et nos fusils et
pendant trois
jours et trois nuits, nous restâmes là, entendant
passer
sur la route sans un instant d'arrêt, les troupes allemandes
qui
dévalaient sur Paris. L'artillerie, l'infanterie, les
camions
automobiles passaient, passaient toujours.
" Le premier jour, on
eut une alerte.
Des artilleurs entrèrent dans la cour avec leurs chevaux et
deux
ou trois vinrent dans la grange et montèrent sur le tas de
foin
dont ils jetaient avec des fourches d'énormes
brassées
par terre pour leurs chevaux.
"En piquant dans le
foin, leurs
fourches nous touchèrent presque et je vous assure qu'on
retenait son souffle.
"On ne nous
découvrit pas et
le soir du 3e jour, comme il ne passait plus que des
détachements espacés et quelques autos, ou des
cyclistes,
on décida de partir. Nous avions faim, grand faim, depuis 3
jours qu'on n'avait eu chacun qu'un biscuit à manger et le
tiers
d'une boîte de singe.
"Avec notre sac et notre
fusil, nous
partîmes tous les trois, au
travers des pâtures où l'on pouvait facilement se
dissimuler en cas d'alerte, car tous les prés
étaient
entourés de grandes haies. Près des chemins, on
se
terrait au passage des détachements allemands et on arriva
sans
encombre dans une forêt où il était
facile de se
cacher, on y passa le reste de la nuit et la matinée du
lendemain dans une hutte de bûcheron. Vers midi, comme il
fallait
trouver de quoi manger, je partis seul à la
découverte,
vers un petit pays non loin de la lisière du bois. Je visite
2
ou 3 maisons. Rien ni personne. Dans une petite ferme, je trouve des
poules, des lapins, des porcs et dans la grange, je découvre
14
à 15 œufs que les poules avaient pondus. Je les
prends et
je retourne
avec mes deux camarades, on gobe les œufs qui nous paraissent
délicieux et on revient tous les trois dans la ferme qui
paraissait abandonnée.
"L'un de nous
était sur la
porte de la grange quand viennent
à passer un homme et une femme. Ils paraissaient surpris de
voir
des soldats français. Ils viennent à nous.
C'étaient de braves gens. Ils nous préviennent
que s'il
n'y a pas de troupes dans le pays, par contre, il y passe souvent
beaucoup d'officiers qui vont chasser les cerfs, les biches ou les
chevreuils qui pullulent dans la forêt. Ils nous indiquent un
endroit du bois, presqu'impénétrable ; ils
viendront le
soir nous apporter à manger, en même temps que des
effets
civils.
"A 4h. du soir, la femme
vient nous
apporter à manger, des
tartines de pain et du pâté qu'on
dévore à
belles dents. Elle n'a pas apporté d'effets. Elle nous dit
que
le maire s'occupe de nous et que dans la nuit, on ira chez elle, pour
changer nos effets militaires contre des vêtements civils.
"Ainsi fut fait. Le
maire attendait
et nous fit enterrer nos effets
militaires et nos armes après qu'on se fut mis en civils. On
avait des culottes de velours, des gilets de travail et une casquette,
mais le maire n'avait pas pu nous trouver de chaussures, ni de
chemises, on avait donc gardé nos chemises militaires
matriculées et nos godillots et on retourna dans la
forêt.
La nuit on sortait pour aller au ravitaillement et pour savoir si on
pourrait franchir les lignes ennemies pour revenir en France.
"On resta là
encore 8 ou 10
jours, toujours sur le
qui-vive, mais on n'avançait à rien. On nous
apprit alors
qu'il y avait dans une autre forêt, des anglais et des
soldats
français en "pagaille" comme nous. On
décida
d'aller
les rejoindre, car il ne fallait pas songer à aller dans les
villes. Les Allemands ramassaient tous les hommes jusqu'à 48
ans
et les envoyaient en Allemagne. Sur notre route, on trouva encore de
braves gens qui nous donnèrent à manger et on
retrouva
les autres fugitifs. Il y avait 28 anglais et 12 français.
L'un des soldats
français
était de Louviers. Je
crois qu'il se nommait Taron ou Caron. Les Anglais ne pouvaient pas
sortir de la forêt, puisqu'ils ne savaient pas le
Français.
De
forêt en forêt
"Nous autres 15, tous en
civil, sous
les ordres d'un sergent, on
marchait la nuit par deux ou trois pour se ravitailler mais les Anglais
s'étaient trop montrés. On apprit que les
Allemands
allaient faire une battue et tous les quarante, on déguerpit
vers l'autre forêt d'où nous venions.
Là les gens
du pays voisin nous ravitaillaient. Tous les jours, on nous apportait
dans un débit à 2 kil. de la lisière
du bois, un
pot de 20 litres de lait, des pommes de terre, du pain. Nous avions
affaire à de braves gens bien dévoués.
"Un jour que
j'étais de
corvée avec Schwetzer pour aller
au ravitaillement, il nous survint une aventure. On entrait dans le
débit, quand sur la route, on voit arriver une auto, avec 4
ou 5
officiers allemands. Ils revenaient de la chasse dans la
forêt et
l'auto s'arrête devant la porte du débit. La
débitante nous dit : "Vite, asseyez-vous, je vais
vous
servir un verre de cidre comme à des consommateurs !" On
s'assied tous les deux et les officiers entrent. L'un deux
était
le chef de la kommandantur d'un pays voisin. Il s'assied
à
côté de moi et me fixant, il me dit "Toi soldat !"
- "Non,
que je lui réponds, je suis trop jeune, j'ai 18 ans !" - "Tu
es
français !" - "Pour sûr que je suis
français que je
réplique"- "Si tu étais anglais !" et en roulant
des yeux
furieux, il me prend à la gorge et me met le poing sous le
nez.
Moi pendant ce temps je fermais soigneusement mon gilet pour cacher le
matricule de ma chemise. Un homme du pays étant
entré,
nous a parlé à tous deux en nous appelant par
notre petit
nom. C'était pour que le boche n'eût pas de
soupçons. Vous pensez si le verre bu on s'est
défilés rapidement, sans le ravitaillement,
malheureusement. On retourna le soir chercher les victuailles.
"Le commandant boche
avait dû
avoir des doutes par la suite, car
deux jours après, un de nous en éclaireur en
bordure du
bois nous prévint que les soldats boches, il y en avait bien
200, venaient vers la forêt. Ils voulaient faire une battue.
Chacun tira de son côté et l'on dut abandonner
toute
la nourriture qu'on avait gardée en réserve.
Toujours
nous trois et 6 anglais qui s'étaient joints à
nous, on
partit à l'aventure. On était trop nombreux et on
quitta
les Anglais.
Soldat
français
fusillé
C'est quelques jours
après (on
était en décembre, vers le 10)
que ce pauvre Robert Thiennot fut pris par les boches. Il devait
retourner tout seul au pays où on avait enterré
nos
effets
militaires à 20 kilomètres de l'endroit
où on
était : "Je serai revenu avant 8 jours, nous dit-il, et si
vous
ne me voyez pas, c'est qu'il me sera arrivé malheur !" On
l'attendit 10 jours et comme il n'était pas revenu, je
partis
dans la nuit, vers minuit. J'arrivai au pays au petit matin et trouvai
brûlée la maison où étaient
cachés
nos
effets militaires. J'eus doutance d'une barbarie de boches. On
m'apprit, en effet, que Thiennot avait été pris
dans la
maison de la brave femme qui avait caché nos effets
militaires.
C'était par hasard qu'un soldat boche était venu
y
chercher du lait. Il parlait très bien français
et en
apercevant Thiennot qui n'avait pas eu le temps de se cacher, il lui
avait demandé ses papiers. "Je n'en ai pas,
répondit
Thiennot, je suis contrebandier !" Il ajouta qu'il était
réformé, mais le boche soupçonneux
appela un de
ses camarades qui passait et l'emmena à la kommandantur.
"Il avait en sa
possession son carnet
de route écrit en
sténographie. Ces hiéroglyphes le firent prendre
pour un
espion, d'autant qu'il avait sur lui sa flanelle militaire, donc
matriculée. Se voyant pris pour un espion, le pauvre
Thiennot
avoua qu'il était soldat français. "- Vous
êtes
officier français !" lui dirent les boches. Il protesta et
bien
qu'une personne du pays où il avait
été pris
eût remis aux Allemands son livret militaire, il fut
fusillé, car il n'avait pas voulu dire où
étaient
cachés ses effets militaires pour ne trahir personne.
"Dans le journal mi
partie en
Allemand, mi partie en français
que les Allemands font paraître dans l'Aisne, j'ai pu lire
ceci :
"
Le soldat français Robert
Thiennot, du 28e d'infanterie errant dans cette contrée
depuis
le commencement de septembre et bien qu'ayant eu connaissance de mes
ordres, il ne s'est pas rendu. Je l'ai fait fusiller comme espion. La
personne qui lui donnait asile a eu 24 heures pour
déménager son
mobilier. Par mesure de clémence, je lui ai fait
grâce de
la vie parce qu'elle est mère de deux enfants, mais j'ai
fait
brûler la maison !"
 |
 |
 |
Robert Thiennot figure sur le monument aux morts de
Gravigny
(Eure). Merci à Sophie Morin pour la photo. |
La fiche "Mort pour la
France" de
Robert Thiennot.
Son
décès est
daté du 25 février 1915. |
Selon La Gazette des Ardennes
(journal de propagande allemande),
Robert Thiennot fut enterré dans le cimetière de
la citadelle de Guise.
Voir ici la page du
journal.
"A mon retour à Evreux, ces jours-ci nous dit M. Raymond
Pître que ce souvenir a vivement ému, je suis
allé
voir les parents de Thiennot et je leur ai dit ce que je savais. Mme
Thiennot est institutrice à Gravigny.

Le relévé des tombes isolées sur le territoire de Guise (document d'après-guerre) indique
le nom de Robert Thiennot et des onze soldats britanniques fusillés.
Le corps du jeune Robert sera ensuite rapatrié par la famille :
il repose désormais dans le carré militaire du
cimetière communal de Gravigny (Eure). Un grand merci à
madame Joubert de la commune de Gravigny.
Le nom de Robert Thiennot est gravé sur le monument aux morts de la commune de Guise,
ainsi que ceux des onze britanniques fusillés, désormais adoptés par les habitants.
Photos : Isabelle Schotkosky.
En route pour
la France
"La disparition de ce
pauvre
Thiennot, nous avait décidés
moi et Schwetzer à nous séparer. On travaillait
chacun de
côté et d'autre, mais Schwetzer avait failli
être
pris et il dut se cacher dans une cave où il
vécut
pendant plusieurs mois, ne sortant que la nuit. Seule, une personne du
pays connaissait sa cachette et lui donnait à manger.
"Quant à moi,
je passais pour
un émigré belge et en
janvier, j'avais trouvé une place chez un cultivateur. J'y
suis
resté jusqu'au 17 avril. On s'occupait de nous faire passer
par
la Belgique et la Hollande et il était temps que moi et
Schwetzer on s'en allât, car j'avais dû
répondre
déjà une fois à l'appel des Allemands
qui a lieu
tous les 15 jours. De temps à autre ils prennent des hommes
qu'ils envoient en Allemagne et après avoir tant fait pour
revenir, j'allais échouer au port. Enfin, le 17 avril, on
m'a
prévenu que j'allais partir, avec un guide. Nous
étions
trois, moi, Schwetzer et un soldat d'Afrique.
Nous ne dirons pas
comment Raymond
Pître et ses camarades
ont pu traverser la Belgique, en passant par Bruxelles et Anvers.
A Bruxelles, nous
dit-il, je sortais
tous les jours. Il y encore plus
de 50.000 habitants et la ville est intacte. Je me trouvais dans les
trams avec des soldats boches et j'évitais seulement de trop
parler français, mon accent aurait pu me trahir. La ville me
semble bien ravitaillée, car j'ai mangé du bon
pain
blanc. Cela me changeait du pays où j'étais
resté
plusieurs mois et où nous étions
rationnés. Le
pain était noir et mauvais au goût, malsain
surtout pour
les enfants. Les boches avaient fait battre le grain, qu'ils avaient
réquisitionné et ils fournissaient la farine aux
boulangers. C'était la farine toute noire et je me demande
avec
quoi elle était faite.
Pour passer la
frontière
hollandaise, barrée par des
tranchées et des réseaux de fils de fer
barbelés,
Raymond Pître et ses camarades subirent un avatar qui faillit
leur
coûter la liberté.
Leurs deux guides
arrivés
à un certain endroit leur
dirent : "La frontière est à deux pas, et est
facile
à franchir à cet endroit, vous n'avez plus besoin
de nous
!" Ils firent remettre les 10 fr. par fugitif qui leur avaient
été promis et ils disparurent. Or la
frontière
hollandaise était encore à 7
kilomètres. Raymond
Pître et ses camarades purent trouver deux nouveaux guides
qui
leur prirent 15 fr. par personne.
- Heureusement qu'on
nous avait
donné de l'argent, mais moi je
n'avais plus que 10 fr. D'autres ont payé pour ceux qui ne
le
pouvaient pas et nos guides nous ont fait franchir la
frontière.
Ce n'était pas commode, j'ai déchiré
mes
vêtements aux fils de fer barbelés et à
chaque
instant de puissants réflecteurs illuminaient la zone
dangeureuse. Enfin personne n'a été
blessé, bien
qu'on ait reçu des coups de fusil.
Grâce
à leurs passeports
en règle, les fugitifs
n'ont pas été inquiétés en
Hollande
où ils sont restés plus de 15 jours en attendant
un
bateau en partance pour l'Angleterre. Nos consuls leur ont fourni les
moyens de passer en Angleterre.

Extrait
du JMO du 28e RI (octobre 1916)
Raymond Pître
est revenu par
Folkestone et son camarade Schwetzer
par Dieppe. Le soldat Pître débarquait le 21 mai
à
4h du matin à Boulogne-sur-Mer. Sa tenacité et
son
courage étaient enfin récompensés.
A la place, on lui
établit une
feuille de route et le 22 mai
à 8h.55 il prenait le train pour Paris où il
arrivait
à 7h.30 du soir à la gare du Nord. Le 23 mai
à 4h.
de l'après-midi, il arrivait à Evreux et se
présentait immédiatement au
dépôt de son
régiment à la caserne Amey. Il raconta son
odyssée
et reçut les félicitations
méritées des
officiers se trouvant là.
De Hollande, le 10 mai,
il avait
envoyé à ses parents une
simple carte où il disait : "Vais bien, espère
vous
revoir bientôt". La carte ne mit que 5 jours pour arriver
à Aveny et l'on conçoit la joie des parents du
jeune
soldat, sans nouvelles de lui depuis huit mois et demi.
Pendant les mois qu'il a
passés à errer dans les bois,
Pître qui a une robuste constitution n'a pas
été malade. Il a eu seulement des angines qui
l'empêchaient de manger pendant quelques jours, mais il
trouvait
toujours de bonnes âmes pour lui donner du lait chaud.
A plusieurs reprises, il
s'est
trouvé en fâcheuse posture
et il s'en est tiré avec sang-froid. Un jour qu'il suivait
un
chemin, il voit venir au devant de lui deux uhlans. Il va
pour
fuir. Derrière lui arrivent 3 fantassins allemands. Il paie
d'audace et continue son chemin. Un des uhlans lui demande : "Papiers
!" Après avoir retiré sa casquette pour saluer,
Pître tend son papier à cigarettes et du tabac.
Les soldats rient. Il les salue à nouveau et file, mais les
ulhans
se ravisent et galopent à sa poursuite. Il oblique
à
gauche, traverse des maisons brûlées et
pillées par
les boches et se réfugie dans l'une d'elles pendant que les
cavaliers le cherchent, il retourne sur ses pas et parvint ainsi
à faire perdre ses traces.
Le soldat
Pître a obtenu une
permission de 8 jours pour aller
voir ses parents et il est maintenant à Evreux tout
prêt
à repartir et à faire payer aux boches les
émotions de sa demi-captivité.
Raymond
Pître sera
tué l'année suivante dans les rangs du 303e RI
dans la Somme...
Extrait du JMO du 303e RI : nom de Raymond Pître dans la liste des tués du 4 septembre 1916.
L'autre
récit : celui de Pierre Schveitzer
Toujours grâce à Jacky Tessier, voici le
récit du compagnon de Raymond
Remerciements
- à Jacky
Tessier qui a découvert ces articles,
- à Sophie
Morin pour la photo du monument aux morts de Gravigny,
- à
Marie-Claude Arduin et
à sa mère pour les dessins extraits de l'ouvrage
sur
l'occupation allemande à Saint-Quentin.
- à madame Joubert de la mairie de Gravigny (27).
- à Isabelle Schotkosky pour les photos du monument aux morts de Guise.
Références
- le JMO du 28e RI
- le JMO du 303e RI, cote 26N745/7, journée du 4 septembre 1916.