Les derniers jours d'Albert Thierry. Instituteur, écrivain, mort le 26 mai 1915.
Extrait de ses « Carnets de guerre », édités par La Grande Revue en 1917 et 1918.


Albert Thierry, professeur à l’école normale des instituteurs de Versailles (78) est soldat à la 5e compagnie du 28e RI.

Réveil froid et courbatu dans cette aube charmante et ce beau soleil. Les ormes immobiles sur la route d’Arras, un ballon doré vers Noulette, et tout le reste du ciel d’été tranquille et pur…
As-tu remarqué que, du fond de la tranchée, on ne peut rien voir que les choses d’en haut, aériennes ou célestes !
Ainsi cet aéroplane d’hier soir canonne encore juste au-dessus de la première étoile… En ce moment-ci, un grand calme, un beau silence un peu fiévreux par les pulsations précipitées d’une mitrailleuse.
Pas de lettres : à vous ce chagrin de l’homme enterré, alouettes !

extrait A. Thierry

Cinéma de mouvement : En tenue. En avant. Halte. Reculez. Retournez à vos anciens emplacements (Distributions de pain et de viande froide).
Idées : Ce que je reproche à Dieu, à sa Providence, c’est de ne pas être égalitaire. (Par exemple, d’avoir pris Soulas et de pas m’avoir pris.) Mais il pourrait être juste autrement. Toute négation de Dieu est une pensée anti. C’est une pensée établie au point de vue du ne pas comprendre…
Mais qui se placera dans la pensée même de Dieu comme s’il la connaissait ? Le Fils. Le Fils co-éternel, co-essentiel, co-substanciel à son Père.
Si vous êtes, Seigneur, donnez-moi de vous connaître un jour, ainsi que cette sainte femme d’Orbais (1) vous en a prié… Donnez-moi de vivre après ces victoires apparentes, afin de remporter grâce à votre grâce, la seule victoire qui compte.
Mais si vous êtes Seigneur, et si vous le préférez, donnez-moi de mourir. De mourir en prononçant le nom de Celle que j’aime.


Cinéma de mouvement. En avant, ne vous mêlez pas avec le troisième bataillon (2). Attention aux fils. Halte. Reculez. En avant. L’arme à la main. Halte. Attention aux blessés. (Dans ce rempart des mitrailleuses, à même les brancards, il y a même des morts.) Serrez. Halte. Ne serrez pas. Reculez. Demi-tour, bien entendu et en avant. (En avant dans la direction du demi-tour, bien entendu, dans la direction contraire à la ligne de feu !) En avant. Laissez passer les mitrailleurs. Halte. En avant. Laissez passer le lieutenant. Laisser passer le capitaine. (Un capitaine quelconque puisque nous n’en avons pas (3).) Demi-tour, halte, en avant. (Dans la direction du feu à nouveau.) Halte. En avant à un mètre cinquante de distance.
En avant. Halte. En avant. Demi-tour. Non en avant ! Baissez-vous en passant. En avant. Baissez-vous, à cause de l’arrière. (On était en vue de l’horrible colline gorgée de morts (4).) Attention au mort. (Figure terreuse dans un coin du boyau.) Halte.

- Plaisanteries en nous voyant passer. Car en chemin nous nous écrasons avec des infirmiers, des mitrailleurs, des téléphonistes, des agents de liaison, des compagnies de territoriale. – Exercice de boyaux, dit l’un. – Je préférais être resté dans celui de ma mère, dit l’autre.
Les boyaux sont champêtres ici : on y a planté une espèce d’avoine sur les remblais, et des fèves qui sont en fleurs. Le temps admirablement serein et chaud. Le ciel parfait sauf ces petits nuages autour de nos charmants aéroplanes blancs.

Halte et longue séance dans la tranchée de tir, entre des murs de terre et des sacs, sans tirer, sous un bombardement intermittent et quelques balles.
W… : « Est-ce pas malheureux qu’une mère élève un fils jusqu’à vingt ans pour le faire tuer ? – Moi : Elle ne l’élève pas pour le garder  sur ses genoux, mais pour lui donner une forte vie, et qu’il la donne librement, à quelque chose de grand. »
Disant cela, je suis frappé de voir comme c’est bien répondu aussi dans la pensée de Dieu. Il ne vous a pas élevé, Vous mon Ami unique, pour que vous jouissiez !... (non, je ne puis pas ! je ne puis pas appliquer cela à Soulas…) Que vous êtes dure, Vérité !
Nous sommes huit assis à ces deux créneaux. Quelle salade si l’obus y tombait !...
Mais il n’y tombera pas, ... car tu me protèges et je les protège.

Le capitaine passe et me dit qu’il est défendu de faire un carnet de route. Je le sais  bien. Et surtout celui-ci, trop vrai qu’il est, tout surprenant qu’il soit. Mais nous ne parlerons pas du danger (5).
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Notes
1. L’auteur fait référence à sa rencontre avec une sœur qui le soigna lors de sa captivité (période du 4 au 12 septembre 1914).
2. Rappelons qu’un régiment d’infanterie d’active est composé de trois bataillons. Albert Thierry fait partie du 2e bataillon. Ce mercredi 26 mai, le 3e bataillon – dirigé par le commandant Achille Hislaire – se tient en réserve derrière le 2e bataillon. Ce dernier constitue la première vague d’assaut de cette offensive.
3. A. Thierry fait partie de la 5e compagnie (2e bataillon dirigé par le commandant Sauget). À la lecture du JMO du 28e RI, cette compagnie était sous les ordres du lieutenant Jacquin, qui fut blessé lors de cette attaque du 26 mai 1915.
4. Il s’agit certainement de la colline de Notre-Dame-de-Lorette.
5. En début d’après-midi, la 5e compagnie tentera de suivre la 6e compagnie dans la Tranchée des Saules mais fut décimée par les mitrailleuses allemandes protégées par des abris bétonnés et par les batteries allemandes d’artillerie. Albert Thierry fut ainsi tué lors de cette offensive, semble-t-il, par un éclat d’obus.
Cette attaque fut un échec sanglant et la Tranchée des Saules fut un véritable tombeau pour de nombreux soldats de plusieurs régiments français  (le 24e RI, le 174e RI, le 149e RI, les 3e et 10e BCP…) et allemands.



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