Bandeau consacré aux trois jours d'Albert Thierry à Saint-Cloud

Fin novembre 1914, Albert Thierry se morfond à Évreux au dépôt du 28e RI. Il obtient une permission, revient à Paris et revoit sa fiancée Suzanne Jacoulet qui habite à Saint-Cloud. Fille de l'ancien directeur de l'École normale, elle fera le nécessaire après la mort de son fiancé pour faire publier ses carnets de guerre.

Voici ce qu'il écrit lors de ces journées parisiennes, les dernières : en effet, il ne reverra plus les siens et sera tué six mois plus tard en Artois.

Dimanche
29 novembre
Réveil par le temps doux, dans une douce angoisse…
Je continue aux cartes grises. Voici la permission ! Bien vite, mais vite et bien, je finis les Conditions de la Paix, au total 152 propositions, y compris une conclusion bien amère, bien pessimiste (de cet ancien esprit que la Justice, c’est le Néant ; que les conditions actuelles de l’histoire et du progrès sont mauvaises, sont contraires à l’amour ; enfin en somme que la Nature est déchue et a été jugée). Mais néanmoins reprendre cet Essai, il est plein d’idées.

Les conditions de la Paix, Albert Thierry
Les Conditions de la Paix. Méditations d'un combattant
Voici la couverture de cet ouvrage terminé par Albert Thierry
dans les tranchées d'Artois en mai 1915.
Cet ouvrage, édité en 1918, constitue un témoignage original
de la littérature de la Première Guerre mondiale.

A quatre heures, départ.
Bueil, Mantes, Paris. Une jeune femme avec une charmante petite fille, à qui je prête mon journal, qui nous montre à tous le portrait de son mari en territorial ; une dame d’un certain âge, infirmière au Val de Grâce, qui tricote, dit que les fils sont bien meilleurs que les filles pour leur mère, en a deux à la guerre, l’un artilleur, pas blessé ; l’autre disparu depuis le 10 août, hélas, il le faut, il le faut ; j’ajoute que c’est pour nous et pour tous ; un cheminot qui a conduit des trains et des trains de Paris à Verdun. O chers Français !
… Paris.

Rue Saussure à Paris
Avant la guerre, Albert Thierry habitait au 145, rue de Saussure dans le 17e arrondissement,
probablement chez sa mère et ses sœurs. Photo : V. Le Calvez

 
Lundi
30 novembre
… Mon Dieu, voilà donc notre maison ! nos livres, notre machine à coudre, nos journaux, notre travail en innombrables manuscrits.
… En route pour Saint-Cloud. Voici la gare et cet escalier, cette petite sente et la tranquille rue Tahère…
Les rues de Saint-Cloud

Causerie sans fin de la guerre, de nos amis et de nos frères ; de ce petit moment et du départ ; de l’avenir, puisque les nouvelles de tous sont bonnes ! O cher avenir…

La rue Tahère de Saint-Cloud
Albert Thierry va voir sa fiancéee, Suzanne,
fille de l'ancien directeur de l'École normale supérieure de Saint-Cloud
où Thierry fut élève (1900-1903). Photos : V. Le Calvez.

A.E. Jacoulet, directeur de l'École normale de Saint-Cloud
Plaque et médaille à la mémoire du feu beau-père...
Photos : V. Le Calvez.

Je m’en retourne au train du soir : les lumières de Paris ont beaucoup diminué, et ne forment plus cet ancien feu nocturne : on les distingue et elles se sont séparées. Paris éteint. – Mais est-ce vrai, ou seulement une idée, ou que son feu se soit purifié ?

Retour. Minuit. Long, bien long à m’endormir ! cette extinction m’angoisse, et la tristesse si visible de L… hantée par les innombrables misères individuelles de la guerre, niant dans son cœur les ordres collectifs, le droit, la justice…
Mon Dieu, que faisons-nous de Vous ?
 
Mardi
1er décembre
Réveil mélancolique. Cette peine d’hier persiste. Paris éteint ! Il me semble que je mourrai sur la  ligne de feu, très bien, mais sans qu’on me distingue, et très content de mourir ainsi Mourir en disant tout doucement : Maman.
Saint-Cloud, avec de tristes rêves… Que je vive ou que je meure, ça ira très bien. Ce matin triste. Pourquoi triste ? A cause du passé, dis-je, ou comme si quelques chose nous attendait.
Le soir une causerie douce et longue… Sommeil lent à venir.
     
la rue Jacoulet à Saint-Cloud
Près de la rue Tahère : la rue Jacoulet...
Photo : V. Le Calvez
   
Mercredi
2 décembre
… Continué avec beaucoup de revif et de renouvellements la correction du brouillon des Conditions de la Paix Européenne. Des idées nouvelles, ça et là, qui excitent soudain un projet de poème :
La Fédération des Hommes. – A Maubec, Isère !… Et cette idée admirable, que l’humanité pourra seule ce que n’ont jamais pu les patries, se constituer, se nationaliser, s’internationaliser dans la paix. (Car la France l’a bien fait, gloire à elle ! mais elle était déjà constituée). Quel Champ-de-Mars y faudrait-il ! Et justement pas de Mars : quel champ de Pallas, champ de Mai, champ de Septembre, champ de Juillet, champ de la Bastille, champ de la Justice !.
(Seigneur, quel poème que ce poème !… Ah, si j’avais la force !)
… Dans quel sens il faut lire les Conditions de la Paix, comme un effort de l’esprit désintéressé, non pas comme une proposition aux peuples, qui ne sont pas maîtres d’eux-mêmes ! puis comment il aurait fallu y ajouter une Déclaration des Droits des Peuples non encore exactement conçue, puis le sens de ce poème indiqué par un cri : à Maubec, Isère ! et la merveille à venir d’une Fédération pacifique des Hommes, et enfin dans ce délire du temps, l’horreur de la guerre appliquée aux personnes, qu’elle ne juge pas, qu’elle injurie indignement, infâmement et au hasard, la grandeur de la guerre appliquée aux sociétés, qu’elles éprouve ou qu’elle condamne, ayant toute seule pouvoir de les condamner…
Saint-Cloud. Jacques tué d’une balle dans la tête le 23 novembre.
   
Jacques Algarron, cousin de Suzanne Jacoulet
Jacques Algarron est un cousin de Suzanne Jacoulet,
la fiancée d'Albert Thierry.
 
Jeudi
3 décembre 1914
Réveil désolé. Un moment dans l’abîme. O Seigneur, puisque Jacques est mort, il faut que je meure aussi ! Autrement où est-elle donc, la preuve de l’héroïque ?… Encore une fois : que je meurs à Tolbiac ! (Seigneur, donnez-moi de mourir dans une grande victoire et de voir au ciel votre splendeur !)
…O peine, ô cher malheureux Jacques ! Tu es mort pour cette France bien-aimée, et ainsi à présent c’est toi la France !
… Il me semble que définitivement je puis mourir : et que la Providence qui a enlevé Péguy et Jacques m’enlèvera à son tour, à mon tour.
– En êtes-vous digne ? dirait la sœur d’Orbais. Etes-vous en état de vous présenter devant Elle ?…
 
Samedi
5 décembre 1914










































1. La rue Dubais
d'Évreux passe l'Iton,
petite rivière.
… Évreux. Je retrouve ma paille et c’est à peu près tout.
L’après-midi, corvée de fusils : nous emportons deux fusils Gras chacun à Amey et nous en rapportons deux Lebels. Je n’en avais pris qu’un ne croyant pas pouvoir en porter plus ; le sergent m’oblige à en porter deux et je les porte en effet ; je tirais donc au flanc sans le vouloir ; il y a donc un excès de fatigue qu’il est tout simplement honnête de s’imposer.
… Ma deuxième faction de quatre à six. Froid, demi-sommeil dans la guérite ; grande pluie. Je laisse rentrer tous ceux qui ont indûment passé la nuit dehors. Vertige de la tristesse. Evanouissement de l’esprit !
La caserne Amey d'Évreux
Thierry parle-t-il de la fameuse guérite se trouvant devant la caserne Amey d'Évreux 
ou bien parle-t-il des baraquements du quartier Pannette ?


Quoi : la guerre, ce n’est que la paix concentrée…
Paperasses obscènes du soldat D… Eh non, ce n’est pas ça l’homme. Rappelle-toi d’ailleurs ces paroles de Jean-François Véritant : ô hommes, mes frères, il n’y a pas d’hommes !
Idées : n’est Homme que celui-là qui constamment vit avec ces trois pensées : du travail, de la mort et de l’amour.
Sans oublier d’autre part que je mettrai première vertu non pas la chasteté… mais la bonté, mais la Puissance du Sacrifice.
Mélancolie à toutes les sources.
La garde finie, après-midi repos… Je m’en vais chez le vaguemestre. Quelle boue dans Amey ! Jusqu’au ciel, qui par tant de nuages et de fumée lui aussi paraît boueux. (Je vois la tranchée. Patience, patience).
Retour, la rue Dubais, le Litton… 1, et les étoiles… Oui, oui, enfin ce n’est pas une vie.
Le soldat P…, employé de chemin de fer et socialiste révolutionnaire, fait irruption ici, vêtu d’un pantalon de femme par-dessus son pantalon rouge, et brondissant sur les tables et renversant tout ce qu’il peut renverser il chante sur l’air de Viens Poupoule : samedi soir, samedi soir au soir !…

Remerciements : Stéphan Agosto, Nicole Goussard (mairie de Saint-Cloud), Laurent Soyer.

Liens :
Albert Thierry, un enseignant dans les tranchées



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