Un Provençal du 112e RI
Si au début du conflit, le 28e d’Infanterie se compose essentiellement de Normands et de Parisiens, dès la fin 1915, des hommes d’autres régions viennent compléter le régiment d’Évreux. Ainsi le 27 avril 1916, un contingent de 61 hommes du 112e RI rejoint le 28e RI. Le 112e RI est un régiment du sud-est de la France appartenant au XVe Corps d’armée. Parmi ces hommes aux accents du Midi, un intellectuel et militant politique originaire de Nîmes : Albert Bertrand.

Albert Bertrand est né à Nîmes le 22 août 1890. Il fait ses études à Paris au lycée Louis-le-Grand où il suit notamment les cours d’Albert Malet, illustre professeur d’histoire. Élève brillant, Bertrand est surtout connu pour être l’une des figures de proue du groupe parisien des étudiants de l’Action française, mouvement nationaliste, royaliste et catholique.

En 1911, à 21 ans, il quitte la capitale pour retrouver Nîmes et poursuivre son militantisme politique. Il parcourt activement le sud, organise et anime des conférences de l’Action française. Il se lie à la famille du poète Frédéric Mistral et à son courant : le mouvement Félibréen. Le rédacteur infatigable d’articles connu sous le pseudonyme d’Abel Bréart épouse le 8 avril 1914 la petite nièce du poète provençal Mistral : il prend alors le nom d’Albert Bertrand-Mistral.

En août 1914, la guerre éclate, le militant de l’AF arrive au 112e RI, il y restera plus de 17 mois.

Un peu de Mistral au 28e RI
En avril 1916, Albert Bertrand-Mistral est au 28e RI. Il connaît l’enfer de Verdun deux fois : en juin, devant le fort de Vaux et en décembre, devant Bezonvaux. Militant, il écrit, rédige des articles, tient un carnet de guerre et n’oublie pas ses origines méridionales. Le 8 mai 1916, il écrit à sa femme après l’office religieux dédié aux morts du régiment : « Dimanche, après la messe, nous avons fait un petit dîner, mes trois camarades, un sergent de la 8e compagnie qui est de Beaucaire, et moi. Au menu : hors d’œuvre, aïoli parfait (asperges et pommes de terre seulement), omelette au beurre, desserts, vins fins. Point de café ; mais un pousse-aïoli à la verveine. »

Poème d'Albert Bertrand-Mistral écrit en juin 1916
Poème d'Albert Bertrand-Mistral en provençal et en français.

Il continue à correspondre avec les militants de l’Action française et à définir des projets d’action après la guerre (lettres avec Charles Maurras). Il se rappelle de ceux qu’il a connus, morts au front : Léon Challamal (124e RI, 24 septembre 1914), Augustin Cochin (146e RI, 8 juillet 1916), Pierre Vaysse (6e RIC, 3 octobre 1915), René Pellat (164e RI, 9 juillet 1916), Roger Brunel (40e RI, 25 janvier 1917). En avril 1916, il écrira un article à la mémoire d’Albert Malet, son professeur d’histoire du lycée Louis-le-Grand, tué le 25 septembre 1915 en Artois dans les rangs du 63e RI.

Hommage à Albert Malet
Voici l'hommage écrit par A. Bertrand-Mistral à son ancien professeur du lycée Louis-le-Grand.
A. Malet fut à l'origine des célèbres manuels d'histoire dirigés avec Jules Isaac.
Cliquez sur l'image pour lire son hommage (extrait de Le Signal).

Albert Bertrand-Mistral

Albert Bertrand-Mistral (pseudonyme : Abel Bréart)
coiffé de son célèbre chapeau noir.
Photo extraite de son ouvrage posthume Le Signal

Juin 1917, sa fin au Chemin des Dames
En mai 1917, Albert Bertrand est à Nîmes pour quelques jours de permission. Il baptise son deuxième fils, rencontre ses amis et ses proches. Il passe une soirée avec les deux membres fondateurs de l’Action française : Charles Maurras et Maurice Pujo. Pris d’un obscur pressentiment, il écrit son testament mystique.
Il se confie à son ami journaliste Pierre Lasserre : « Au cours de la guerre et peu de semaines avant le jour de sa mort glorieuse, il vint me voir. Il arrivait de Nîmes où il avait joui d’une courte permission. Il avait lu en voyage beaucoup de journaux et je le trouvai, ce Français de feu et de roc, très vivement irrité contre la littérature patriotique qui y coulait à pleins bords. L’usage même du mot patrie l’indisposait : « Je ne défends pas la patrie, s’écrie-t-il, je défends ça ». Et sa main traçait sur sa poitrine un large carré. Comme mon regard me montrait étonné : « Oui ça, ajouta-t-il. Ma peau ! » Je ne lui répliquai pas, pour ne pas me faire classer phraséologue, que « ça » contenait son cœur, toutes ses affections qui s’étendaient aux plus hauts objets, les souffles sacrés qui animaient sa vie intellectuelle et morale, et que toute cela c’était la patrie même, présente tout entière au cœur de toute âme bien née et qu’elle identifie avec « sa peau ».

Quelques jours plus tard, il remonte au front où son régiment stationne dans la partie ouest du Chemin des Dames au nord de Vailly-sur-Aisne. Il retrouve ainsi la 10e Compagnie dirigée par le lieutenant Paul Cochereau et le sous-lieutenant Jean Capitant. Dans cette compagnie se trouve le jeune aspirant Nobécourt, futur auteur de l’ouvrage Les fantassins du Chemin des Dames.

plan du Chemin des Dames
C'est dans l'une des creutes de Rouge-Maison qu'Albert Bertrand-Mistral passa ses dernières nuits.
Photo et plan : V. Le Calvez

Le 6 juin, les Allemands mènent une attaque sur le secteur de la ferme des Bovettes où, quelques jours avant, l’aspirant Laby avait échappé à la capture. La compagnie d’Albert Bertrand, qui stationne dans l’une des creutes de la ferme de Rouge-Maison, est alertée. Les hommes montent en première ligne dans la nuit et vont occuper la tranchée Scutari parallèle au Chemin des Dames. Les Allemands veulent franchir le Chemin pour maîtriser les observatoires et dominer la vallée de l’Aisne. « L’ennemi venait de nous enlever la ferme des Bovettes : à cent mètres en deçà, nous tentions de regagner du terrain ; à chaque barricade de sacs hâtivement dressée, nous nous battions à la grenade. » Ces paroles sont celles du jeune Nobécourt.

Carte des Bovettes, juin 1916
Carte du secteur des Bovettes le 6 juin 1917.
D'après le JMo du 28e RI (SHD, Vincennes, Cote 26N603). Plan : V. Le Calvez
.
La compagnie de Bertrand-Mistral occupe la tranchée Scutari appelée aussi tranchée du Cuivre.
Cette tranchée parallèle au Chemin des Dames se trouve à 350 au sud de la ferme des Bovettes.
C'est probablement ici que fut tué le Provençal.

Le 7 juin, la 10e compagnie doit reprendre la ferme des Bovettes. Dans la soirée, Bertrand-Mistral se trouve à 350 mètres au sud de la ferme des Bovettes. Avec le jeune Albert Debons (21 ans), il s’est protégé dans un abri en attendant l’attaque. Une grenade à fusil pénètre dans l’abri et éclate. Les deux hommes sont tués sur le coup.

Les fiches MPLF d'Albert Debons et d'Albert Bertrand-Mistral
Fiches "Mort pour la France" des deux Albert.

Nobécourt écrira dans son livre : « Le lieutenant Cochereau siffla et monta sur le parapet. Il en retomba, blessé aux jambes. Le sergent Perriot cria « En avant ! », sortit de la tranchée, puis s’écroula. L’aspirant Védié [pseudonyme de R.-G. Nobécourt], couché sous les rafales qui jaillissent des Bovettes, rampa quelques mètres, trois ou quatre hommes auprès de lui. Le soldat Albert-Bertrand Mistral levant la tête cessa aussitôt de vivre. Où étaient les autres ? Quelle solitude tragique ! Les Allemands gardèrent la ferme des Bovettes ».

Vue sur le secteur des Bovettes
Vue du secteur où Bertrand-Mistral fut tué.
En 2007, les agriculteurs et les chasseurs semèrent des bleuets en mémoire des hommes fauchés 90 ans plus tôt.
Photo : V. Le Calvez

Le testament mystique d'Albert Bertrand-Mistral

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Des roses pour les deux Albert
Les corps ne peuvent être transportés à l’arrière à cause du bombardement ennemi et du nombre trop important de blessés à évacuer. Il est décidé par les caporaux Lecrocq et Dagret d’enterrer dans une toile de tente les deux défunts. Une croix est placée à cet endroit. Les noms des deux Albert sont gravés deux fois sur la croix : une fois au couteau, une seconde fois noircie à l’encre. Un permissionnaire remontant en ligne cueille à Vailly des roses pour les déposer aux pieds de la croix. Plus tard, des recherches actives ne purent permettre de retrouver les deux hommes enterrés devant les Bovettes.

Poème à la mémoire d'Albert Bertrand-Mistral
Poème écrit à la mémoire de Bertrand-Mistral (Le Signal, 1922).

Bertrand avait deux jeunes enfants (François et Louis). Il lègue des carnets de guerre et des écrits liés à l’Action française. Ses derniers carnets, laissés à l’arrière des lignes, seront détruits  le 6 juin 1917 lors d’un bombardement. En 1922, un ouvrage posthume sera publié : Le Signal.

10e compagnie, 7 juin 1917 : des compagnons d’Albert Bertrand-Mistral
- Ce 7 juin, Jean Capitant sera grièvement blessé à une jambe par une grenade. Il sera évacué à Mont-Notre-Dame et amputé. Jean était le fils d’Ernest Capitant qui dirigea le 28e RI de septembre 1914 à mai 1915.
- Blessé aux jambes, le lieutenant Paul Cochereau reviendra au régiment mais sera tué en décembre 1917 au sud de Saint-Quentin où il est enterré. Voir la photo de sa sépulture.
- Originaire de Brive, le jeune médecin auxiliaire Clément Peyrat du 3e Bataillon sera tué ce 7 juin alors qu’il pansait un soldat de son bataillon.
- Jean Potus, 22 ans, de la 10e compagnie fait partie des soldats tués ce 7 juin 1917. Contrairement  à Albert Bertrand-Mistral et à Albert Debons, il est enterré dans la nécropole nationale de Vauxbuin. Voir la photo de sa sépulture.
- René-Gustave Nobécourt, aspirant à la 10e Compagnie, sera blessé le 31 juillet 1917 au Poteau d’Ailles (Chemin des Dames). Il reviendra au 28e RI pour être blessé une nouvelle fois le 9 août 1918 à Gournay-sur-Aronde (Oise). Il deviendra journaliste et écrivain et signera l’ouvrage de référence sur le Chemin des Dames.

Bibliographie
Association des écrivains combattants, Anthologie des écrivains morts à la guerre (1914-1918), volume 2, p. 58-64.
Bertrand-Mistral (Albert), Lasserre (Pierre), préface, Le Signal, Librairie Roumanille, Avignon, 1922.
Gaget (Olivier), Rostin (Marcel), Carnets de route et lettres de guerre de Marcel Rostin (1914-1916), C’est-à-dire Éditions, 2008, 264 p.
Nobécourt (René-Gustave), Les fantassins du Chemin des Dames, Éditions Bertout, Luneray, 1983, p. 243-247.

À consulter :
Le Journal des marches et des opérations du 28e RI :
. Avril 1916 : l'arrivée du contingent du 112e RI au 28e RI, 27 avril 1916.
. Juin 1916 : l'attaque allemande de la ferme des Bovettes, Chemin des Dames, 1917.

Remerciements à
Brigitte Gouesse, la famille Capitant, Olivier Gaget, Serge Hoyet, Bernard Larquetou, Mathieu Marnay et Jean-Claude Poncet.

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