
Au mois de décembre 1916, Juliette Martin apprend que son mari,
officier au 28e RI, est grièvement blessé sur le front de Verdun.
Avec son beau-père, elle entreprend le voyage pour se porter au chevet de son Georges.
Quelques années plus tard, elle raconte son périple pour secourir son mari...
"Voilà quinze mois que Georges et moi
nous nous sommes quittés, lorsqu’un matin, il arrive à l’improviste. Un
grand bonheur nous jette dans les bras l’un de l’autre. Il en est de
même pour sa pauvre maman et ce soir ce sera la joie de son père.
Pourtant, cette joie n’est pas sans
mélange, dans quelques jours il faudra encore nous séparer et Dieu seul
sait si nous nous reverrons ?
Quelle vie ! Et pour combien de temps encore ?"
Avant la guerre, la famille Martin habitait à New York où Georges travaillait chez Cartier comme comptable.
En août 1914, Georges quitte l'Amérique pour combattre en Europe. Il
arrivera au front en novembre 1914 et deviendra l'un des cadres de la 4e
compagnie.
Il connaîtra les tranchées de la cote 108 de Berry-au-Bac, la boue de l'Artois, l'humidité de la Somme et Verdun.
"Son visage marque la fatigue de cette
vie inhumaine, il a vu tant d’horreur, tant de camarades tomber autour
de lui et il estime que c’est par miracle qu’il est encore parmi nous
aujourd’hui.
Georges continuera encore pendant 15 mois cette vie infernale coupée par 2 ou 3 permissions."
Été 1916 : Georges vient d'être décoré de la Croix de guerre après sa conduite exemplaire dans la fournaise de Verdun.
Ordre n°20 de la 11e brigade : "A pris part à de nombreux combats depuis le début de la campagne ;
a montré pendant la période du 27 mai au 5 juin 1916 une grande
endurance, et une bravoure au dessus de tout éloge (20 mois de front)."
"Après s’être battu dans l’Artois et
la Somme, son régiment va remonter pour la troisième fois dans l’enfer
du secteur de Verdun. Il est Lieutenant à présent. En nous quittant il
déclare que, si cette fois encore ils y retournent, le moral des hommes
s’en ressentira. Hélas ! Il en sera ainsi jusqu’à ce que dans un
bombardement infernal, un obus tue à côté de lui son jeune ordonnance
et le crible de blessures."
En décembre 1916, à Verdun, Georges est grièvement blessé.
Extrait du JMO du 28e RI (SHD Vincennes)
"Nous apprenons qu’il est soigné dans
une ambulance du front. Son père s’enhardit à demander au Maréchal
Joffre où elle se trouve (1). Quelques jours après, il lui donne un
télégramme avec les renseignements. C’est à Dugny, dans la Meuse. Nous
partons tous deux à sa recherche. Grâce à son uniforme on le prend pour
un garde chasse et on nous laisse passer (2). Le train nous a laissé à Bar
le Duc. Là à un carrefour, nous devons attendre le passage d’un camion
qui se rend dans cette direction. Sur la route défoncée, détrempée, il
en passe en quantité, la boue les recouvre d’une couche blanche, ils
passent avec grand bruit et sautent d’ornières en ornières. Enfin en
voici un qui se dirige dans notre direction. Il est vide et nous
montons. Il s’y trouve seulement deux gros sacs à l’avant sur lesquels
nous pensons nous asseoir mais ils contiennent je ne sais quoi de très
dur et sur la route défoncée, nous sautons tellement que nous devons
rester debout en nous cramponnant où nous pouvons. Nous croisons des
convois de soldats revenant des tranchées ; ils sont entièrement
recouverts de boue et n’ont plus figure humaine. Le paysage est
désolant. Les arbres arrachés ne sont plus que des squelettes de ci de
là.
Grand-père, qui souffre de la
prostate, demande au chauffeur d’arrêter pour qu’il puisse descendre un
peu et se sonder. Quel voyage ! Enfin nous arrivons à l’ambulance
installée dans une propriété évacuée par ses habitants. On nous regarde
avec stupeur et on hésite à nous faire entrer. Premièrement parce que
l’endroit est interdit aux civils et ensuite notre blessé est depuis 15
jours entre la vie et la mort. On commence seulement à espérer le
sauver !"

"Je n’ose même pas entrer dans les détails, je les ai déjà donnés à quelques uns d’entre vous.
Sachez seulement qu’on nous amène
prés d’un blessé dont la tête, un bras et les jambes sont recouverts de
pansements. Seul un œil nous regarde et un cri rauque qu’il pousse en
nous voyant nous prouve que nous sommes bien en présence de notre Cher
Blessé.
Le Dr Charbonneau qui le soigne est
un grand chirurgien mobilisé, c’est un homme de cœur, et grand-père
devant rentrer, j’arrive à le persuader à me faire un laissez-passer en
règle pour revenir revoir mon blessé et pouvoir, peut être, le ramener.
Je reviens quelques jours après. Quoiqu’il ne puisse parler, je le sens
heureux. On ne peut encore le soutenir qu’avec du champagne et des œufs
battus versés directement dans l’estomac à l’aide d’un entonnoir. Il
revient de loin mais il est sauvé ! A l’ambulance, on ne peut me loger,
le règlement l’interdit.
Dugny, pris et repris, est évacué de
presque tous ses habitants et est souvent bombardée. Seul reste ouvert
un estaminet que tient encore une jeune fille et son frère. Elle nous a
logés déjà dans sa chambre et je vais y retourner pour la nuit. Quand
je quitte l’ambulance pour m’y
rendre à la nuit, dans un bruit
infernal le ciel est embrasé, c’est la vision diabolique de la bataille
qui fait rage. Je me hâte et je n’ose regarder le ciel, c’est
épouvantable et terriblement effrayant !
A peine suis-je arrivée dans la
chambre attenante au café que j’entends le bruit d’une dispute. Des
soldats ivres sont entrés, à qui la jeune femme refuse à boire et comme
ils deviennent menaçants, courageusement avec son frère, ils leur
tiennent tête et arrivent à les chasser.
En vain, j’essaye de dormir, d’autant
que dans la cloison j’entends les rats courir et j’ai même l’impression
d’en avoir au bout de mon lit. Le jour arrive enfin et je retourne près
de mon grand blessé. Le Dr Charbonneau me donne les instructions pour
le faire conduire au val de Grâce où, parait-il, le professeur Morestin
est le seul capable de lui refaire un visage. Grâce à la Légion
d’Honneur qu’on lui a donné et que je dois mentionner ! le Commandant
de la Place à Bar le Duc, donne l’ordre d’ajouter au train de voyageurs
un wagon de marchandises transformé en ambulance. On en profitera pour
évacuer d’autres blessés.
Ils sont trente, la plupart ont eu
les pieds gelés. Un médecin les accompagne, il accepte ma présence et
approuve que je m’occupe de mon blessé.
Nous resterons 12 heures ainsi
enfermés. A la Chapelle, notre wagon, de manœuvres en manœuvres et
coups de tampons s’arrêtera enfin. Il était temps!
L’atmosphère était devenue
irrespirable. La plupart de ces malheureux étaient gangrenés. Malgré
mes craintes, on nous accueille avec beaucoup d’égards, on transporte
Georges au Val de Grâce ou je pourrai le retrouver dans l’après midi."

Pour ces blessures, Georges recevra la légion d'honneur.
"Il y restera de longs mois et se remettra tout doucement. Le
professeur Morestin par quatre opérations espacées de 2 mois en 2 mois
environ, lui refera un visage convenable mais hélas on ne pourra jamais
réussir à lui faire un appareil de prothèse pour pouvoir mastiquer ses
aliments. La perte osseuse de tout le maxillaire inférieur et des
crochets le rendra impossible. Mais il est si énergique, patient et
courageux que nous le garderons encore quinze années. Travailleur
consciencieux, mais souffrant toujours de l’une ou l’autre de ses
blessures. Même quand on le croyait rétabli; une infection générale
produite par des éclats d’obus restés dans le genou le mettra encore
pendant 15 jours entre la vie et la mort.
Après une courte convalescence, il reprend son travail chez Cartier, mais plus question hélas de retourner en Amérique."
Juliette et Georges : le couple réuni.
"On le juge plus utile à Paris pour
faire la liaison entre Paris, Londres et New York. Mais les journées
sont longues et pénibles : Georges a 10 h de travail et souvent des
veillées pour traduire des câbles et s’occuper des affaires
personnelles de Pierre son patron de New York et c’est beaucoup trop
pour lui.
Pendant son séjour au Val de Grâce je
suis venue le voir tous les jours. Guéri, nous louons un appt. Avenue
Pasteur. Nous sommes toujours en guerre et les avions Allemands
viennent bombarder Paris presque toutes les nuits et quand l’alerte est
donnée nous devons descendre à la cave. L’ennemi cherche par tous les
moyens à atteindre le moral des Parisiens. C’est ainsi qu’un jour quand
tout est calme nous sommes surpris par un coup de canon : c’est la
Bertha! Elle frappe au hasard, fait des dégâts et des victimes
notamment dans une maternité proche du Val de Grâce au moment même où
j’y entrais pour voir mon blessé.
Enfin, le 11 novembre 1918, vers 11 h
du matin, voici que les cloches des églises se mettent à sonner au
bruit desquelles s’ajoute et s’amplifie celui des klaxons, des cris de
joie et de toutes sortes. C’est le signal de l’armistice qui vient
d’être signé à Montoire. Je suis seule à la maison et je pleure."
Notes :
1. Le père de Georges Martin travaillait à l'octroi de Paris et avait fait connaissance de Joffre.
2. Il portait l'uniforme des employés de l'octroi.
Un très grand merci à Georges Martin, petit-fils de Georges Martin pour ce témoignage rare, inédit et très original.
En savoir plus :
- décembre 1916-janvier 1917 : le JMO du 28e RI
- un autre "Américain" au 28e de Paris : Frédéric Ponselle
