30
janvier 1915 L'auteur vient de quitter la caserne Amey d'Evreux. 1. Noisy-le-Sec, énorme gare de triage lors de la Première Guerre mondiale. A ce sujet, voir le blog de l'ami Jean-Claude dont une rubrique est consacrée à cette gare. |
Nous y sommes,
sans cependant y
être ; mais enfin nous entendons le canon. Grande harmonie,
et
véritable consolation, qui fait bien comprendre comment la
patrie et la terre même sont les filles de la force. Nous
avons
voyagé toute la nuit depuis N.-le-S. (1)
et nous avons
traversé des paysages déjà connus par
le plus beau
clair de lune : des peupliers longs et blanc, de beaux coteaux couleur
de givre, des rivières étroites et
glacées. Au
jour, le pays autrefois envahi, maintenant
délivré, ne
m’a pas paru abîmé, mais
transformé,
reculé dans le temps : quelques maisons brusquées
par les
obus, quelques meurtrières dans les murs, des poutres
brûlées. Naturellement, nous n’avons
rien vu. Plus
loin, quittant le train et notre molle première classe, nous
avons marché une douzaine de kilomètres le sac un
peu
trop lourd, à travers des villages ordinaires et des
campements
de peaux-rouges. La première impression, c’est la
zone, on
ne se croit pas à tel ou tel endroit, mais à
Montrouge.
En regardant
mieux, on
constate que ces centaines de cahutes sont en
bois, en paille et en terre : pas de carton bitumé,
très
peu de fil de fer, et des palissades de bois vert. Là
règne, il m’a semblé, le fameux
confortable des
tranchées : mais c’est la quatrième
ligne, et
justement il n’y a pas de tranchées. Mais il est
bien
authentique, que j’y ai trouvé une salle de
douches, des
enseignes nombreuses et gaies et sur chaque angle du pignon une
girouette taillée dans le bois. Pourtant la plupart de ces
casbahs, terme technique, n’ont pas de fenêtre, et
n’ont qu’un trou à fumée : il
doit y faire
bien noir. Quant à nous, pour le moment, nous avons
dépassé ces régions du repos et nous
cantonnons
dans un petit village. Le régiment va être
relevé,
nous dit-on, demain soir ; et nous le renforcerons… Le canon résonne à deux ou trois lieues d’ici : c’est un gros tonnerre un peu sourd et cotonneux qui bouscule les nuages. Mais on ne voit rien que de temps à autre une certaine fumée au-dessus de l’horizon. |
1er février
1915 1. Dans le JMO du 28e RI, on note : "Reçu un renfort de 117 hommes". A. Thierry fait probablement partie de ces 117 soldats venus d'Evreux. 2. Probablement Paul Soulas, proche de l'auteur, décédé le 21 janvier 1915. 3. Cormicy. 4. Probablement Dormans, lors de la retraite le 3 septembre 1914. |
Ca n’a
pas tardé,
nous y sommes (1).
Je suis sous terre et les obus du 75 et du 77
entrelacent au-dessus de nous leurs trajectoires
mélodieuses. Je
suis satisfait de tenir ici la place de mon pauvre Paul (2),
et de
défendre à même le sol, notre sol
contre ces
barbares. Nous avons quitté Pévy hier soir, nous avons fait une douzaine de kilomètres dans une nuit molle, avec un peu de neige, beaucoup de boue et de temps en temps de beaux éclairs de lune. Parfois l’horizon se soulevait au feu du canon, faisant un vaste baillement rouge. Plus près des lignes, nous avons rencontré beaucoup de pièces bien cachées, sous des branchages, derrière des talus, et des abris de paille. C… (3) où nous sommes n’est pas en ruines ; la plupart des maisons sont vides, mais intactes ; sauf quelques-unes qui n’ont plus de fenêtres, plus de toits et plus de planchers : ainsi la destruction est horizontale et respecte les murs. ![]() Nous campons en troisième ligne à sept ou huit cents mètres du village, à une demi-lieue ou à peu près de l’ennemi et non pas dans des tranchées, mais sous des talus. Cela ressemble à des maisons qui se seraient enfoncées en terre par le milieu et jusqu’aux gouttières. Extérieurement on voit la moitié d’un toit ; intérieurement la moitié d’un grenier. Impossible de se tenir debout ; on avance courbé dans un petit couloir limité par une planche : et quand deux hommes s’y rencontre, ils font moins de cérémonies que des voyageurs en autobus. Il pleuvait cette nuit, j’ai considéré un peu notre toit de beaux troncs de bouleaux, de branches, de paille et de terre, rien n’y était humide. Duel d’artillerie. Les obus nous passent au-dessus de la tête comme à D… (4) : nous voyons leur fumée grise. Au nord, la grande crête occupée par les Allemands, au sud une forêt et nous, je veux dire nos batteries bien dissimulées. Voici la figure de ces batailles que je n’avais pas vues : une vallée de feu, le creux d’un berceau formidable entre deux murailles tonnantes. Affreuses et grandioses misères ; brassage horrible de douleurs et de vertus ! Espérons que tant d’efforts se trouveront récompensés dans la Justice. [Fin de la revue, fin de la 5e livraison] |
3 février 1915 | Que
cette
vie est bizarre : je ne puis pas dire qu’elle me plaise ;
mais
puisqu’il n’y a pas moyen de se battre
actuellement, autant
cette villa des Pas-Bileux que le boulevard Jules-Janin ! La plupart
des camarades en effet ne s’en font pas. L’un deux
affiche
sur sa cambuse : Entrée du Métro : direction La
Chapelle
; l’autre joue au football ; les autres admirent le
bombardement
du village, où tombent les divers shrapnells et les
marmites,
qu’on appelle les gros noirs, laissant des fumées
verdâtres ou blanches… Un coup de canon toutes les
cinq
minutes. On dirait qu’il y a deux ciels : un visible et
charmant
bleu pâle, avec des effilés de vapeur couleur de
neige ;
et un sonore, horrible, irregardable, tissé de traces
noires, de
sifflements et de détonations, peuplé
d’affreux
vautours… Ici un aéroplane. Rentrez ! rentrez ! Je croix reconnaître un des nouveaux Voisin à sa petite brouette d’avant, mais les habitués prétendent que c’est un allemand. En voici un second : y aura-t-il combat dans les nuages ? Je souhaite que non ; je ne veux pas être spectateur ici, mais acteur. Ils tournent un peu l’un autour de l’autre, et ils s’en vont dans le blanc, le violet et l’ombre… |
6
février 1915 1. Le 28e RI tient les tranchées de ce secteur (avec le 24e RI) depuis fin octobre 1914. 2. La fameuse Cote 108 domine la vallée de l'Aisne et Berry-au-Bac. Elle fut surtout connue pour la guerre des mines. |
Voici donc la
tranchée de
première ligne (1).
Le canon tonne, les postes d’écoute
allemand sont à cent mètres de nous, au
delà, il
est vrai, du canal latéral à l’Aisne et
de
l’Aisne elle-même. Nous sommes arrivés ici cette nuit après dix heures, ayant longtemps marché à travers champs, tandis que deux fusées ennemies se regardaient alternativement à chaque horizon ; puis nous engageant dans les boyaux entre les monticules de terre, jusqu’à ce qu’une voix dit : Sixièmes escouade ; halte. Notre domicile se compose d’une maison, d’une vérandah, et d’une cour. La cour, un trou approximativement rectangulaire, deux mètres de long, un mètre cinquante de large ; moins d’une mètre de profondeur ; en arrière un petit corridor qui nous rejoint au couloir central ; en avant quatre plaques de fer, percées chacune d’un trou carré où nous pouvons appuyer notre fusil et faire glisser un regard et une balle. Au delà du canal, qui est presque à sec, un talus avec des arbustes ; quelques flaques ornées de roseaux qui font l’Aisne ; et enfin sur le rempart de la France allemande, au pied d’une ligne de gabions qu’il n’a pas conquises, un pauvre mort en pantalon rouge. Comme vérandah, ma toile de tente ; au-dessous la chaise du caporal et la mienne. La porte dans notre cambuse s’ouvre dans le coin sur la droite : c’est un volet de bois qui tourne très bien et se ferme hermétiquement au moyen d’une petite clanchette. Impossible d’entrer debout, difficile d’entrer courbé ; néanmoins on y rentre. Et l’on trouve un cabinet noir, plancher de paille, murs de terre, toit composé de chaume, d’argile et d’un vieux derrière de tombereau. Comme meuble, une planche à poser les musettes ; et une vieille gamelle de campement soigneusement percée à coups de fusil, dix ou vingt trous reliés à l’intérieur avec du fil de fer : le tout figurant un poële. Une petite niche peut abriter une bougie. Trois mètres de long, pas plus d’un mètre cinquante de large, à peine un mètre de haut : courbés comme des vieillards ou couchés en chien de fusil, il faut tenir à sept là-dedans. Tel est notre trou. Vers le sud est une écluse dont le flot chante, et une maison d’éclusier tant de fois prise et reprise que deux murs sur quatre sont tombés ; au nord le village, la fameuse cote 108 (2) ; à l’est, devant nos yeux appuyés sur le créneau, le lever du soleil. La consigne est celle-ci : les Boches sont à cent mètres de vous. Mais comme ils se tiennent tranquilles, laissez-les tranquilles : ce n’est pas la peine d’embêter des poilus qui ne vous embêtent pas. |
7 février 1915 | Les Allemands se tiennent parfaitement tranquilles et si j’ai reçu un terrible baptême de boue cette nuit, je n’ai pas encore tiré un coup de fusil. La tranchée, c’est la garde : j’ai dormi environ cinq heures depuis vendredi matin, je ne me trouve pas autrement fatigué. Je lis Spinoza, je taille des créneaux à la pioche et à la pelle. |
8
février 1915 1. Probablement Chevallier, un compagnon d'armes de l'auteur. 2. Sapigneul et Berry-au-Bac. |
Comment on vit
dans la
tranchée voici : on dort le jour et on veille la nuit. A cinq heures du matin arrive la première soupe. Savoir de la soupe, du pain, du café, de la viande froide, du chocolat, du fromage ou des confitures et du vin : c’est à la fois le jus du réveil et le repas du midi. Mange qui veut, et tout ce qu’il veut. Les cuisiniers ne peuvent pas circuler en plein jour dans les boyaux ; ils se feraient tuer. Ensuite quelques corvées ; balayage du gourbi, soins de propreté, raclage du chemin central ; et une garde d’une heure. A tour de rôle, un soldat par escouade prend la faction au créneau le plus important et surveille l’ennemi sans le voir. Les autres dorment, cuisinent, lisent Spinoza ou écrivent leurs lettres. A cinq heures du soir arrive la deuxième soupe : de la soupe, du vin souvent, du café toujours, et un rata de viande et de riz, les pommes de terre étant très rares. Ensuite veillée. Elle est particulièrement dure chez nous parce que notre escouade n’est forte que de six hommes. A deux hommes par poste pour nos dix ou douze créneaux, ça fait le compte : impossible de dormir et douze heures de faction durant la nuit. Vêtu de son uniforme et rembourré de chandails, recouvert d’une peau de mouton, d’une toile de tente, d’une couverture de laine, matelassé d’un passe-montagne, d’un cache-nez, de chaussettes, de grenouillères, le soldat s’installe contre son talus. Défense de s’asseoir : C… (1) et moi nous avions trouvé deux chaises, le sergent nous a défendu de nous en servir. Défense de fumer : l’éclair oblique d’un briquet, le petit feu d’une cigarette se voient incroyablement loin. Défense d’avoir aucune lumière, naturellement, et donc de lire ou d’écrire. Défense de s’éloigner longtemps. Défense de dormir, j’allais l’oublier. Que faire donc ? Ouvrir l’œil et regarder par le créneau. Les créneaux n’ont pas tous les mêmes formes : mais c’est toujours un trou pratiqué dans la tranchée afin de voir et de tirer. Les nôtres sont des lucarnes un peu plus grandes qu’une carte à jouer et percées au bas d’une plaque de tôle. Une gouttière de bois conduit le canon du fusil hors du tas de terre : l’ensemble obscur et peu visible. La consigne est d’observer, de signaler l’ennemi s’il bouge et de le tuer s’il attaque. J’ai soigneusement considéré, de jour, le champ visuel de mes trois créneaux ; j’ai noté les choses qu’on y voit, immobiles ou non intentionnées ; ici cinq arbres, là cinq arbres. Là de la broussaille, puis des gabions, puis encore des arbres ; à droit les flaques d’eau : tout en avant la première levée du canal ; à gauche l’homme mort, enfin la deuxième levée et la terre qui me protège. J’espérais dès lors pouvoir distinguer, de nuit, les apparitions nouvelles, les personnes mobiles et mal intentionnées, coupeurs de fils de fer, poseurs de sapes, enfin porteurs généralement quelconques de mausers. Arrivent six heures du soir, qui ne sonnent nulle part, S. et B.-au-B. (2) étant en ruines et C. muet sous les marmites : et dès lors on ne voit plus rien. Le créneau fait une petite fenêtre bleue, les arbres s’embrouillent, les étoiles dansent, la fatigue invente mille formes. Vienne une averse, ce sera l’absurdité pure. J’ai cru voir cette nuit une section installant un poste d’écoute au bord de l’eau ; je l’ai fait croire à mon sergent ; il n’y avait rien du tout. Un de nos camarades était si certain qu’un Boche lui endommageait ses fils de fer qu’il a tiré dessus ; les autres ont répondu, car leurs tranchées sont à deux cents mètres d’ici, et on voit très bien leurs créneaux en plein jour. Résultat net : cinquante ou soixante cartouches perdues, l’humiliation de quelques peureux ; sur le reste du front, rien à signaler. |
9
février
1915 1. Roland Dorgelès, du 39e RI, écrit dans une lettre à sa compagne : "Ainsi, hier, nous avons eu une journée superbe, le soir un ciel admirable et tout flânant, dans les champs, nous avons écouté - comme un concert -le canon donner par rafales, vers Berry-au-Bac, où les Allemands "tâtaient le terrain". Extrait de Je t'écris de la tranchée, Albin Michel, 2003. ![]() 2. Gernicourt. |
Quatrième
nuit sans
dormir, cela me
paraît un record. Hier soir, nous devions être
relevés à sept heures. A partir de six heures
canonnade
extrêmement violente ; le 75 et le 77, le 105 et le 120, les
pièces de C. celles de G. (2),
celles qui se
cachent si bien
partout, font ensemble leurs bruits divers, portes fermées
avec
fureur, tombereaux renversés, explosions
bousculées par
leurs propres échos. Voilà ce que le
communiqué
appelle duel d’artillerie. Les combattants cherchent
à
s’étourdir et à se rendre nerveux ; si
possible
à détruire leurs batteries respectives. Puis
silence. A
sept heures, personne ne revient. Et vingt minutes après, la
danse recommence. Magnifique symphonie de tracas et de feux, sans cris,
sans forme et sans hommes. D’abord, le puissant appel du 75 ;
un
coup très noir, une vibration longue et glorieuse, deux
éclatements. Puis le 105, moins nerveux au début,
plus
tragique à la fin. Les ripostes allemandes plus sourdes,
mais
dignes des attaques. Que voit-on ? L’éclair du
départ, ouverture flamboyante de l’abîme
et rien
autre. Mais au bout de cinq minutes, les décharges se
multipliant, s’élèvent nos
fusées : les
nôtres sont blanches et brillent comme des
planètes
grossissantes ; les injustes sont rougeâtres et
s’effilent
comme des comètes. Il faut voir se défier ces
deux
regards : cette éblouissante candeur de notre droit, cette
louche obliquité de leur piraterie ! Et toujours le canon,
une
harpe gigantesque, tendue sur la terre, couvrant de musique
la
patrie à sauver ; et le coup de talon du 75 si net et si
brave… J’en tremblais de joie. C’est
à cela
que songe le communiqué quand il dit que l’attaque
de
l’infanterie a été bien
préparée par
un bombardement efficace de la tranchée ennemie. En effet,
bientôt nous entendîmes les coups de fusil, comme
de fortes
amorces déflagrant dans un ouragan. Et personne ! On
eût
dit q’une certaine Nuit étoilée en
rouge attaquait
une autre Nuit éclairée en neige, et que leur
combat
annonçait l’explosion du monde. Puis les
fusées
s’éteignirent, les balles se turent et le 75
d’un
dernier coup tira un beau trait sous la page. Et voilà
comment
à ce qu’on nous dit à minuit, le 148e
de ligne,
notre voisin de droite à B.-au-B., s’y est pris
pour
conquérir une nouvelle tranchée. Et nous ? Nous, jusqu’à dix heures, nous méditions ce grand, affreux, noble et incompréhensible spectacle. Puis arrivent les camarades qui nous relayent. Nous partons d’abord à travers champs : pleine nuit, étoiles mal intentionnées, nombreuses chutes dans les fossés, les trous et les javelles ; puis dans une région constamment coupée de petits ruisseaux, au delà d’un moulin en ruine : sauts par-dessus ces coupures, nouvelles dégringolades, nouvelles éclaboussures. Enfin, on nous place en faction, en seconde ligne, dans un boyau à ciel ouvert, sans nul abri, et où la boue tantôt pâteuse et tantôt liquide nous arrivait à la cheville. Heure étrange, dans la plaine absolument nue ; sans aucun arbre, sans aucune lueur que celle de quelques fusées, et au bruit interrompu, presque rêveur du canon. J’ai commencé par penser à Paul de tout mon cœur, et j’ai fini par expliquer à Ch. le système Taylor pour l’organisation du surmenage. Enfin nous sommes rentrés à C., après une heure de sommeil mais dans une autre tranchée faite comme un égout ; le village est de plus en plus démoli, les marmites n’épargnent que le clocher qui leur sert de point de repère. |
10
février 1915 1. Localité dans la Marne où Albert Thierry fut prisonnier en septembre 1914. 2. Il parle probablement de la 11e brigade constituée des 24e et 28e RI. |
Demi-repos. Je me suis promené dans ce pauvre village, cherchant la soupe, que j’ai trouvée, et une bouteille d’encre, impossible à déterrer. Le clocher n’avait reçu qu’un petit éclat ; la mairie avait perdu toutes ses ardoises ; l’école était démolie de partout. Plus de vitres nulle part ; des rideaux aux maisons non évacuées, et de grandes barres de bois dans les fenêtres. La plupart des toits effondrés, beaucoup de planchers. Lamentable paysage que ces étages renversés les uns dans les autres, ces lattes pendantes, ces escaliers défoncés, ces pauvres chambrettes étripées et lapidées : ici un pauvre chapeau bleu de petite fille, et là un berceau abandonné, et là un réveille-matin semblable à celui d’Orbais (1). Enfin ça, c’est la guerre : les Injustes savent bien que le village est plein de troupes, et même que l’état-major de la brigade (2) y est souvent. Les civils, il en reste une centaine peut-être, pourraient s’en aller, s’ils restent, c’est qu’ils préfèrent mourir à déménager. |
11
février 1915 1. Serait-ce un cas de fraternisation lors de Noël 14 ? Le 27 décembre 1914, Roland Dorgelès, du 39e RI, écrit dans une lettre : "A notre gauche, la nuit du réveillon, le 28e a eu de grosses pertes. Et la même nuit, à la même heure, le 74e (sur notre droite) sortait de ses tranchées, et nos soldats allaient trinquer, échanger des cigarettes avec les Allemands. Je trouve cela ignoble. Officiers blâmés par le général." Extrait de Je t'écris de la tranchée, Albin Michel, 2003. |
Nuit de faction
et sommeil
difficile parmi les
pierres, marche pénible. Repos. Je lis un article de Barrès, je vois qu’il parle avec componction de la Sainteté des Poilus. La vérité est que la vie de tranchées vaut beaucoup mieux que le soldat de la caserne. Pourquoi donc ? Parce qu’il souffre. Je ne dis pas ça pour moi qui y ai passé trois jours. Je dis ça pour ceux qui sont au même endroit, un jour sur trois en moyenne, quelquefois davantage, depuis le mois de septembre. Ils ont eu froid et ils ont souffert d’une humidité constante ; il ont traîné dans une boue impitoyable ; ils ont connu la fatigue horrible de veiller quatorze heures à un créneau ; ils subissent indéfiniment, jusqu’à la maladie ou à la blessure, la monotonie d’une vie informe. Ils la supportent. Ils se plaignent, ils en ont assez : ce n’est pas un spectacle ni une grandeur pour eux ; ils appellent la paix. A vrai dire, je pense que la paix pour eux s’appelle Alsace-Lorraine et Belgique ; mais je n’en ai pas de preuve. Mais le courage de supporter cette existence, voilà leur première vertu. Vertu française. Les Allemands n’on ont pas une miette. Le second jour j’avais entendu raconter de leur conduite des traits si extraordinaires que je suis allé les voir le troisième jour. Malheureusement la communication avait été coupée par ordre supérieur : cependant on m’a confirmé dix fois qu’à cette extrémité du canal, où la tranchée française se creuse à vingt mètres de la tranchée allemande, les Injustes étaient sortis de leurs trous, avaient fait des signes et des amitiés aux nôtres, leur envoyant des billets, leur portant des cigares, échangeant avec eux leurs ratas, enfin leur demandant la permission de les photographier ! (1) Et pour finir, trois d’entre eux désertent le soir ; l’un même, dit-on, avec assez des renseignements pour faire détruire les batteries de leurs camarades. Ces hommes-là ne sont pas francs, pas purs, pas justes : il y a une vertu française. |
12
février 1915 1. Les 39e et 74e RI font partie de la 5e division qui occupe le secteur à l'est de Berry-au-Bac. 2. Ernest Cotinaud fait partie des rares officiers ayant connu au 28e RI les combats d'août 1914. Capitaine en septembre 1914, il dirige la 7e compagnie en octobre. Blessé le 3 novembre 1914 à La Neuville, il garde son commandement. Blessé le 16 mai 1915 à Noulette (Artois), il passe au 129e RI (services) le 19 octobre 1915. 3. Le 20 janvier 1915, le 28e RI a perdu deux lignes de tranchées. Elles furent reprises trois jours après. 4. Sapigneul. |
Événement
de la
nuit. Nous devions
aller garder les issues de C. : mais pour nous y rendre, nous devons
d’abord rejoindre le poste de police. Une petite rue mal
pavée, quelques décombres, aucune
lumière.
Quelques pas à peine, et soudain un long sifflement : tous
les
camarades s’aplatissent, qui à droite, qui
à
gauche, contre les murailles, et baissent la tête. Puis
éclate un gros bruit noir : l’obus est
tombé devant
nous à cent mètres, derrière deux
chevaux auxquels
il n‘a pas fait de mal. Nous ne revenons pas de notre
surprise
qu’un deuxième projectile, comme une
énorme pierre
au bout du même gémissement, tombe sur un toit :
nous
recevons des fragments de tuiles et nous nous engouffrons sans demander
notre reste dans notre corps de garde. Point de victime : mais dans la nuit d’autres marmites sont arrivées, et l’une d’entre elles a tué tout net un pauvre petit bleu arrivé du matin même… Le corps de garde est une cave immense, creusée à plus de dix mètres sous la terre, et dont les ramifications, paraît-il, s’en vont jusqu’à B.-au-B… On descend une trentaine de marches toutes rongées, branlantes et dans une obscurité parfaite ; on se courbe en deux sous un boyau contrebaissé ; on gagne enfin une longue galerie, creusée à même la craie, toute blanche aux chandelles, et divisée en deux par une muraille de fascines. A droite couchent des soldats, sur la paille ; à gauche, dans leurs lits de bois, sous leurs édredons rouges, à leurs ordinaires petites tables, à leurs ordinaires petites lampes, dorment, mangent, causent, logent, vivent, plusieurs familles de C. installées là depuis cinq mois. Un petit garçon de sept à huit ans sort le premier, il vient m’embrasser. Puis des petites filles. Et l’une des mères : elle porte dans ses bras son fils âgé de quatre mois et demi, qui est né dans ces catacombes, et que son père, parti le 2 août, n’a pas encore vu. Nous arrangeons nos litières, nos fusils, nos sacs. D’autres petites filles passent, qui nous vendent le Petit Parisien : elles circulent de couloir en couloir, tant chez nous que chez nos camarades du 39, du 239, du 74 (1) et du génie. Les caves forment caserne. Je me suis endormi là-dessus. Ch… m’a conté que tous ces pauvres gens, avant de confier leurs pauvres vies à ce sommeil souterrain, avaient longuement et doucement dit leur chapelet pour eux et pour nous… J’ai pris là-dessus quatre heures de faction nocturne, en deux fois ; et ce matin par un peu de neige et beaucoup de boue, nous sommes allés sur un assez beau plateau voir décorer de la légion d’honneur le capitaine Cottineau (2), septième compagnie, celui-là même qui a repris fin janvier la tranchée perdue à B.-au-B. (3), et qui fin décembre avait reconquis l’écluse de S… (4) |
![]() Il s'agit d'Henri Cotinaud.
Cet officier sera blessé le 16 mai 1915 à
Aix-Noulette,
dix jours avant la mort d'Albert Thierry. |
|
15
février 1915 1. Il s'agit de l'ouvrage publié en 1916 : Les conditions de la paix, Union pour la Vérité, Paris, préface de Paul Desjardins. |
Travailler à quoi ? A une Déclaration des Droits des Peuples, rédigée sur le modèle de la Déclaration des Droits de l’Homme. J’aligne soixante-dix articles (1), tandis qu’à partir du soixantième les obus tombent sur le bord de canal et derrière la maison. Personne n’est blessé. |
16 février 1915 | Douze heures de factions passées, sans voir les Injustes, et où ce qui m’a surtout intéressé, fut l’admirable tournoiement de la Grande Ourse autour de l’Étoile Polaire. |
17
février 1915 1. Le 16 février 1915, la 8e compagnie du 24e RI attaque la tranchée allemande de la cote 108 et fait 17 prisonniers. Pourquoi Albert Thierry date ces faits le 17 février ? 2. Le 16 février, le 1er bataillon du 39e RI tente de prendre le bois du Luxembourg mais les soldats sont arrêtés par les mitrailleuses et l'artillerie allemande. Le JMO du régiment estime le nombre de pertes (blessés, tués et disparus) à 642 hommes. Roland Dorgelès fait partie de l'attaque, il écrit : "Ici, nous avons eu (le mardi gras, ironie !) un terrible coup dur. Nous avons attaqué, avec 2 autres régiments, les positions allemandes en plein midi ! Chose admirable ! Le résultat n'a pas été aussi bon qu'on pouvait l'espérer, et le 1er bataillon compte aujourd'hui 200 hommes... J'y ai laissé plus d'un camarade. Et je m'en suis tiré sans une écorchure ! J'ai vécu là des heures inoubliables : l'affaire la plus dure à laquelle j'ai assisté depuis le début de la campagne. Un petit bois plein de corps hachés : capotes bleues et dos gris. Enfin, nous avons courageusement travaillé." Extrait de Je t'écris de la tranchée, Albin Michel, 2003. 3. Brimont. 4. Reims. |
Instructions :
restez
équipés ;
musette, bidon, sac monté. Vous êtes en soutiens
en
réserve du 24 qui va essayer de prendre la cote 108 (1) et
du 39 (2) et
du 239 qui vont essayer de reprendre Brimont avec 6.000 noirs.
Programme majestueux : la cote 108 domine les avancées de
B.-au-B. , le fort de B. (3),
balaye toutes les côtes depuis R. (4):
chassés de là les Allemands reculent au moins de
quarante
kilomètres. Nous attendons avec une impatience joyeuse. A onze heures, coups de canon, qui durent très longtemps vers l’ouest. Toujours ce fracas colossal et mesuré de harpe et de lyre : un gros éclat, une vibration chantante et somptueuse, puis un coup plus sourd : comme une source de cristal entre deux rochers noirs. J’aime le canon. Les Allemands répondent : quelques culots enfoncent chez nous un gourbi vide, un petit éclat tombe à un mètre de moi. Les aéroplanes s’élèvent et tournent dans la lumière charmante. Et enfin (car c’est l’attaque) on entend le fusil : détonations sèches et sans beauté ; puis la mitrailleuses, dont la mesure saccadée irrite l’esprit, comme un moteur à tuer. Tous ces vacarmes se concertent : la nature y met sa violence et l’homme sa volonté, quelque temps ainsi. On ne voit rien. Puis silence, la cote 108 est prise. Elle est prise, et nous n’y étions pas. Quant à Brimont, voici que l’œil et l’oreille en savent : c’est un fort déclassé dont les Allemands se sont emparés en septembre et qu’ils ont rendu très solide. On me l’a montré dans deux directions mais la bonne est au sud-est de S., sur une hauteur légère, avec de jolis arbres gris. On n’y distingue rien. D’ailleurs les anciens nous disent que les inhumains n’occupent pas le fort (où ils tiennent des civils captifs), mais une redoute construite à l’entour, et que l’artillerie va canonner depuis Aguilcourt. Et en effet, la voici qui tonne : comme pour la cote 108, bien plus fort. Si fort que cette fois on voit quelques chose : une fumée grise, pareille à la vapeur que fait un beau jour d’été, et qui s’étend horizontalement pour noyer les coteaux et les vallons. Et çà et là, mais rarement, quand le projectile éclate trop court, une coquille de feu sombre au beau milieu d’une vasque de poussière goudron et de terre. Et ça dure et ça dure. Les aéroplanes s’informent et font des grâces : un nieuport noir aux formes coupantes poursuit un admirable aviatik d’argent. Du milieu des arbres surgit, non, se hisse ainsi qu’un ours un ballon captif longitudinal ; puis il s’en va. Le soleil baisse. Une source de tonnerres sur B.-au-B., puis une autre sur C., une autre à B., une autre à l’est de B…, et moi, j’écoute. Le soleil s’en va, un arc délicieux de lune apparaît soudain sans qu’on l’ait vu venir. Il fait jour, la montagne de Reims est dorée et bleue. Il fait nuit, Orion se redresse éclatant et tranquille. C’est le moment de la faction : douze heures dans une tranchée au pied d’une palissade, douze heures dont une ou deux de bombardement, dix d’un beau silence étoilé. |
![]() Soldat au 39e
Régiment d'infanterie,
Roland Dorgelès fait partie de l'attaque du bois du Luxembourg. Plan : V. Le Calvez. |
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18 février 1915 | J’ai
bien pensé
à Paul cette
nuit : en effet nous n’avons pas été
relevés, et j’ai passé mes douze heures
au
créneau. Coups de canon, coups de fusils, bombes,
fusées
éclairantes : enfin le grand trafala. Nous n’avons
pourtant ni attaqué, ni contre-attaqué. Il a
beaucoup
plu, sans faire trop froid. Paraît-il que ce soir, nous changeons de service ; nous ne veillerons plus que huit heures. On m’a donné à garder un joli petit créneau dont le parapet est si bas que les Injustes m’y verraient toute la tête. Aussi un homme prudent a-t-il creusé de côté, dans la paroi, une excavation exactement pareille à celle où Gilliatt s’assied pour revoir une dernière fois Déruchette : c’est pourquoi je l’appelle, comme lui, ma chaise Qui-dort-meurt. Mais je ne dors point en faisant faction. Je ne dors pas, et je rêve tout de même. En songe je relis un livre où j’en écris un, où je me promène avec ce Frère unique en causant de la Justice Terrestre ou du Dieu vivant. Nous changeons de domicile tous les jours. (Car la nuit nous n’en avons pas.) Ils ont en général le toit malheureux : un obus avait enfoncé à moitié celui d’hier ; et celui d’aujourd’hui est si spongieux que nous en recueillons l’eau à pleine tente. La boue est considérable ; je le sais puisque j’ai obtenu la corvée de nettoyer dix mètres de boyau… |
19 février 1915 | Nous
voici au repos : nous voilà tranquilles pour une semaine. En
principe nous devions encore rester trois jours, quatre jours en
première ligne : je m’y faisais très
bien,
Chevalier et moi nous avions rendu notre gourbi étanche avec
ma
tente ; nous mangions du lard, des sardines, du chocolat, jamais de
légumes ; (pourquoi donc ? Est-ce qu’il y aurait
une
crise sur le haricot sec et la lentille ?) nous buvions du vin, du
café, du rhum ; et nous entendions le beau canon depuis
Sainte-Justice jusqu’à Saint-Jean-des-Vignes. A
huit
heures et demie, annonce qu’on part ; à neuf
heures, en
route : et comme il y a clair de lune, au lieu de passer à
travers champs, nous nous engageons dans le grand boyau. Pas
d’eau, mais Seigneur, que de boue ! Une pâte
tenace,
épaisse, et telle que, les pieds s’y
arrêtant un
moment, ils s’y enlisaient, où s’y
chargeant enfin
d’une telle quantité de notre patrie
qu’à les
soulever seulement les genoux et les jarrets se disloquaient. Mais
aucun discours ne saurait donner une idée exacte de cette
abomination. Mais rien ne nous empêche de rire ; cet affreux
fossé fut baptisé tout de suite Boyau Consenvoye,
en
parodie du Bois Consenvoye dont parle le communiqué et parce
que
« s’envoyer » a beaucoup de sens en
français
militaire. Enfin on arrive à minuit ; on retrouve un ancien gourbi plus sec, mais plus malpropre et plein de mauvaises odeurs. Sommeil, comme des pierres. Et ce matin, je me brosse. Quelle entreprise ! Je fais ma toilette au ruisseau, puis celle de mon fusil, qui ne voulait plus fonctionner étant tout enduit et tout rempli de terre. |
21 février 1915 | Cette nuit,
sommeil dans un boyau
de mine
auprès du moulin. Sommeil enfin ! Les boisages suintaient
comme
des gouttières, la paille sentait le purin, il faisait lourd
et
sombre : enfin nous avons souffert quatre heures, et pour les
idées les plus nobles, ce que les mineurs et les
garçons
de ferme souffrent des années durant pour leur pauvre vie.
Ensuite, faction dans la tranchée : cinq heures debout
à
songer dans la plaine, et sans autre distraction que le feu
d’artifice silencieux des fusées allemandes et des
nôtres. J’ai bien songé à
l’ancien
temps, avant la guerre, avant l’an XIV, à cette
époque où nous étions des
vaincus… Nous ne le sommes plus. Nous sommes envahis et injuriés, une race boueuse a voulu se mêler par la violence à notre race, un drapeau allemand regarde avec insolence notre tranchée à deux cents mètres de l’écluse : mais nous les chasserons ; et la France et l’Europe reviendront françaises. Mais pour cela mon pauvre Paul sera mort ! Et bien, il y aurait consenti ; et moi de ne m’y refuserais pas… |
25 février 1915 | Me voici au coin
de mon gourbi
dans un rentrant de
ma tranchée, à cinq pas de mon
créneau. Les
oiseaux chantent, les Allemands se taisent, notre canon parle gravement
et les peupliers commencent à se dorer. Nous avons dormi trois heures cette nuit, coupure excellente à la veillée des armes. De sorte que cette fois je n’ai pas eu de vertige et que je me suis bien gardé de confondre les Allemands et les peupliers ; injure vraiment imméritée à ceux-ci. Il a neigé un peu, il a fait frais ; la lune était pionnière dans une tour de nuages ; nous avons mangé sans la voir une soupe encore à demi tiède : et l’aube a fini par bleuir tout doucement sur le canon de mon fusil. A présent il fait parfaitement beau : la splendeur du paradis sur le misérable enfer de cette termitière. |
27 février 1915 | Nous quittons la
première
ligne cette nuit.
J’ai trouvé une seule privation dure : le sommeil.
Car ne
dormant ni la nuit ni le jour, je passe la nuit et le jour dans une
espèce de torpeur étrange, pleine de
pensées
semblables à des vers de terre, de visions, de chansons
tournoyantes… Par ailleurs, c’est Robinson chez
les
termites. Nous n’avons pas d’heure, pas de
journaux, pas de
calendriers ; personne ne se lave , ni ne se peigne ; ni ne se rase, ni
ne se recoud, ni ne se brosse ; on veille, on tape du pied, on mange et
on dort. On ne cause pas beaucoup. Toutefois le sergent H…
m’a raconté ses exploits
d’entraîneur,
Ch… ses exploits de peintre, A… m’a
décrit
le printemps du midi ; et Al. P…, un versaillais,
m’a
expliqué sa vie depuis la mort de sa mère
jusqu’à son séjour aux bataillons
d’Afrique. Cet Alfred est un bon garçon. A vingt mètres de nous, de l’autre côté du canal, il y avait un Français mort, abandonné là depuis septembre, et affreux à voir. Alfred a demandé au lieutenant la permission de l’enterrer, le lieutenant a refusé ; alors nous y sommes allés tous les deux. Lui, une pelle, moi une pioche, nous avons traversé la passerelle, franchi les fils de fer et fouillé notre camarade. Aucun papier ; et cette pauvre médaille, mon Dieu, je lui ai tirée du cou, une ruine, un débris dissous sans rien de lisible. Nous avons pris sa baïonnette (elles sont numérotées) ; et nous l’avons placé du mieux que nous avons pu dans une petite fosse. Les Allemands devaient bien nous voir, ils n’ont pas tiré sur nous et nous sommes revenus sans encombre. |
4 mars 1915 | Je ferai
aujourd’hui une
description bien
authentique de la tranchée de Berry-au-Bac. On traverse la
plaine en suivant à peu près la voie
ferrée (1), et on
arrive premièrement à Moscou. C’est la
sucrerie (2) que
signale sa haute cheminée et quelques maisons
dévastées : les toits sans tuiles ne sont plus
qu’un treillage de lattes, les misérables
fenêtres
sans vitres que des enfoncements béants, et très
souvent
un gros oeil-de-bœuf éboulé,
voilà la
signature d’un obus au milieu d’un mur. Ensuite il
faut
passer le canal de l’Aisne à la Marne (3), le canal
latéral à l’Aisne (4), et l’Aisne
même :
région que pour la garde on appelle les Canaux. Paysage
lugubre
à neuf heures de nuit, longues langues d’eau
grise,
levées de terre énormes sur la droite et barrant
l’horizon, peupliers inquiets qui chuchotaient. Le premier
pont
encombré de sa propre ruine, barré de ses propres
moellons à son entrée, crevé enfin,
sur une
longueur de sept à huit mètres, comme un plancher
réduit à ses solives, et montrant les eaux. Au
rapport
des camarades, le second pont aurait reçu 80.000 obus : le
tablier a parfaitement tenu, le parapet de droite effondré
s’est trouvé reconstruit en sacs de ciment (5) et le
parapet
de gauche est à peu près intact. On
bâtit bien en
France. Au commencement et à la fin du pont, deux
barricades,
l’une en pierre, l’autre en gabions, magnifiques,
bien
jointoyées, bien crénelées, bien
hautes,
avec une belle retirade sur le côté,
enfin de la
destruction indestructible. On entre dans Berry-au-Bac (6). Quelques
murailles résistent encore, mais il y a tant de moellons sur
la
route qu’il est plus facile de passer par les chambres et les
jardins. Plâtras et gravats : on tourne et voici presque tout
de
suite le boyau. A peine le temps, ce chemin, d’admirer ce qui
reste de l’église : un pan de paroi, et sur sa
triste
colonne, une statut de Saint-Roch (7). Le boyau est de gravier : donc assez sec. Il a été recreusé, nous disent les camarades, et rélargi : on y passe à peu près, sacs, couverture et pelle-bêche y compris. Mais il tourne et retourne tellement qu’on y attrape le mal de mer. Il se ramifie en divers petits couloirs, et au bout de chacun, buté dans la terre non remuée, ouvre un gourbi. Le nôtre, à Chevallier et à moi, fait des envieux parce qu’il a une porte. Pour mieux dire, deux moitiés de porte, l’une en bois blanc, l’autre en chêne, obtenues dans les ruines de Berry-au-Bac : la première, à gauche, est fixe, et comme elle est à jour, on l’a doublée, à l’extérieur ; de trois vieux sacs, et à l’intérieur, d’un rideau de cretonne et une applique en zinc à placer une bougie ; mais la seconde, à droite, s’ouvre très bien et même se ferme par un crochet. On entre courbé, on peut tenir à genoux facilement, étendus presque, mais pas débout. Litière de foin, murs doublés de planches et de troncs d’arbres et ornés d’étagères, plafond perfectionné par une toile de tente et une gouttière. Un talus suffisant nous dérobe à la vue de l’ennemi. A droite c’est Sapigneul, à gauche Craonne ; devant je ne sais quoi la plaine. En arrière, la haute levée des deux canaux fait barrage et les ruines excitent l’esprit. Nous regardons un paysage de piquets, de fils de fer et de betteraves gelées. A trois cents mètres de nous se tient sur quatre roues, gauchi un peu, sans carreaux, solide encore à son poste de naufragé, l’Autobus (8) qui donne son nom à notre secteur. Nous y avons un poste d’écoute, et les Allemands aussi. |
![]() Suivez Albert Thierry dans les décombres de Berry-au-Bac : de la voie de chemin de fer à l'autobus abandonné. Cliquez sur l'image pour agrandir. |
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5
mars 1915 1. Il s'agit peut-être du jeune officier, Jean Léon, tué le 26 mai 1915 à Noulette (Artois). ![]() Sa famille fera ériger un monument à sa mémoire sur la tranchée des saules, lieu où Albert Thierry trouvera également la mort. ![]() |
Nous sommes
section de travail :
mais comme il
n’y a que trois travaux et que la section comporte quatre
escouades, on a réparti les hommes
d’après leur
capacité : les uns aux boyaux, les autres aux gourbis, et
les
derniers aux fils de fer. Les premiers sont terrassiers : ils élargissent et recreusent les tranchées insuffisantes, jusqu’à ce qu’elles aient deux mètres de profondeur et qu’on y puisse marcher commodément. C’est très fatigant, mais on est bien abrité. Je n’ai pas été jugé propre à ce service là. Les seconds sont constructeurs. Ils commencent par excaver la terre sur deux, quatre et deux mètres. Total seize mètres cubes. Seize tombereaux, a dit Chevallier à l’aspirant (1) qui leur ordonnait de déblayer tout cela en trois heures. Cette fouille faite, avec quelques madriers ils dressent les murs ; avec une énorme plaque de tôle ondulée ils les couvrent ; et pelletant à grands coups ils enfouissent le tout dans les gravats et le sable. On ne m’a pas invité non plus à collaborer à ce travail. Je ne l’ai pas réclamé : leurs outils sont trop gros et trop lourds pour moi. L’attirail du poseur de fils de fer se compose d’une cisaille, d’un maillet, et d’une bobine enfilée sur une forte pince et qui pèse quarante kilogs. Nous partons à trois en suivant le boyau, et par un petit escalier dérobé entre les créneaux les plus avancés, nous sortons de la tranchée. Mon Dieu, ça n’est pas plus dangereux qu’autre chose. On est dehors, mais il fait nuit et on avance à pas de grenouilles. Debout nous ne voyons pas nos piquets à quatre mètres ; tandis qu’à genoux ou accroupis nous les distinguons au ras du sol : il est donc impossible que les Allemands, dont la tranchée est à un demi kilomètre de la nôtre au moins, nous aperçoivent. Ils l’essayent bien : toutes les deux minutes une fusée, un soleil blanc au bout d’une jolie tige rouge ; Nous nous jetons aussitôt à plat ventre ou sur le dos, comme des pantins. Entendent-ils, soupçonnent-ils quelque chose ou quelqu’un : ils tirent au jugé une demi-douzaine de balles, qui s’en vont n’importe où, nous nous relevons et nous travaillons. Deux fileurs et un attacheur, voilà l’équipe. Nous saisissons chacun un bout de la pince, et le fil se débobine à mesure que nous avançons, tandis que notre camarade l’enroule et le croise de piquet à piquet aussi capricieusement qu’il le peut. Métier plein d’épines, ai-je besoin de l’expliquer ? au bout de cinq minutes, nous avions tous les mains écorchées. Au bout d’un quart d’heure, à force de soulever et de porter et d’abaisser et de faire tourner la bobine, je ne sentais plus mes bras et mes poignets se disloquaient. Naturellement et heureusement, l’épaisseur de cette canette diminuait, et son poids avec elle : quand ce ne fut plus qu’un gros peloton, le fileur le plus solide et le rattacheur s’en chargèrent, en me confiant la cisaille, qui ne sert à rien et le maillet. Voilà mon affaire, et je tape à grande joie sur les piquets branlants pour tendre les fils et fortifier un entrelacis où les Injustes se casseraient les jambes. La fatigue passée, on s’amuse plutôt. Et comme cet ensemble est considéré comme périlleux, on le fait durer moins longtemps : nous sommes toujours rentrés à onze heures au gourbi, tandis que les bâtisseurs et terrassiers se fatiguent jusqu’après minuit. |
6 mars 1915 | Changement et
déménagement. Nous
repassons section de guerre et nous reprenons la faction de
créneau. Six heures seulement, après ou avant six
heures
de sommeil. Et nous avons quitté notre petit boyau, que
Chevallier s’était réjoui de baptiser
rue des
Écrivains, et notre maison, sur la porte de laquelle il
avait
inscrit : Gourbi de la
Sociale
avec deux stances de Spinoza, pour une affreuse boîte
à
sardines ou nous macérons à onze dans une paille
boueuse. Ainsi soit-il, et nous ne plaignons pas. Il pleut un peu, nous attendons la soupe. Nous sentons le printemps à la douceur de l’air et ce fait que la tranchée est pleine de grenouilles. J’ai obtenu que mes camarades ne les écrasent pas exprès et qu’ils en ramassent plusieurs. |
7 mars 1915 | Les factions ont encore changé : neuf heures, séparées par trois heures de sommeil, et ornées d’une heure et demie au poste d’écoute. Qu’est-ce que c’est ? Un trou, creusé en avant même du jardin à fils de fer et muni d’une banquette de terre. On s’y assied, le caporal et deux sentinelles ; et comme dit la théorie, on s’y rend attentif de l’œil et de l’oreille… Si l’ennemi vient, c’est très sérieux. Comme il ne vient pas, c’est sérieux tout de même. J’ai compté les accidents de terrain en arrivant ; et ainsi je n’ai pas confondu les piquets avec les uhlans. Il pleuvait, il ventait ; les fusées rouges s’éteignaient avant de monter, les fusées blanches resplendissaient par tout le ciel, et d’une route éloignée un projecteur faisait battre un immense éventail de phosphorescence et d’ombre. |
12 mars 1915 | Rien de nouveau quant au travail : toujours la pioche et la pelle, et toujours la nuit. |
15 mars 1915 | Encore un déménagement, encore un changement de fonctions. Nous reprenons la guerre, le créneau, la veillée de six heures en attendant qu’on la remette à neuf. Nous quittons la pioche, la pelle, le travail nocturne à notre tombe au milieu du feu d’artifice. Mes camarades ne me laissaient jamais m’éreinter : avant-hier, comme nous ne devions pas aller nous coucher sans avoir creusé un fossé de six mètres de longueur et un mètre cinquante de profondeur (deux autres et moi), le caporal lui-même est venu à mon secours. Tous ces outils ne sont pas de ma compétence, mais aucun ne dépasse ma bonne volonté. |
16 mars 1915 | Quelle nuit ! il y a eu dix heures de faction, deux heures et demie de sommeil, et deux postes d’écoute. Je préfère le poste d’écoute au créneau. Cette meurtrière bleu pâle m’hypnotise : c’est un soupirail sur l’enfer. Aussi lorsque j’ai bien compté les piquets, les fils de fer, les arbres, les tas de terre, les troncs d’arbre, l’autobus, le tonneau et la moissonneuse-lieuse, je n’y regarde plus que tous les quarts d’heure, pour vérifier qu’il ne s’est pas ajouté une Tête de Boche à ce bric-à-brac. A l’écoute au contraire, on a tout le ciel avec ses étoiles et ses fusées ; on charge sans bruit son fusil ; on rampe dans le sable, on s’aplatit sur un talus, on tend l’oreille. J’entends des Allemands, passé la route, à cinquante ou soixante mètres de nous. J’avais une certaine tentation d’aller leur voir le bout du casque, mais ça n’aurait servi à rien ; je me suis contenté de leur souhaiter mauvaise chance en riant du rire silencieux de Bas-de-Cuir. De temps à autre un coup de fusil, une volée d’obus sur d’épaisses ailes d’aigles. Ah, Seigneur, ne verrai-je donc point une grande victoire ! |
17 mars 1915 | … Je suis un peu las, n’ayant dormi que trois heures, et les neuf autres occupées constamment aux postes d’écoute, au créneau et à la terrasse. Cette vie a quelques rudesse, mais je la trouve surtout vertigineuse… La guerre tue le sommeil : voilà ce que tous ces phraseurs, si fiers de faire du style avec les poilus, se gardaient bien de nous dire. Il faut renouer amitié avec la profonde nuit, pareille à l’univers d’avant les formes ; il faut d’un regard vacillant, égaré presque, et pourtant magique, se rattacher aux astres entre le battement des fusées et le tournoiement des bombes ; il faut résister à la rêverie et aux rêves, épier longtemps le pieu, la motte de terre et le buisson pour se demander à la fin si l’on veille encore ; et si cette énorme termitière, où nous vivons à même la terre, sera décidément notre tombeau… |
19 mars 1915 | Une certaine
espèce de
Tristesse propre
à la tranchée… L’ennui de la monotonie. Nos journées : elles se traînent et se répètent dans les repas, les corvées, les écritures et le sommeil ; elles se ressemblent toutes, à ce point que nous n’en distinguons plus les heures, à ce point que nous n’en savons plus les noms. Nos nuits : tantôt le travail accablant, tantôt la veillée et le guet : avec l’habitude d’une anxiété toujours vaine ; et ce sommeil écrasé imperméable aux rêves. Le tout, depuis six semaines pour nous, depuis six mois pour ceux de nos camardes qui n’ont pas été blessés. Et toujours ces rues de terre, ces murs de terre, ces maisons de terre, pas une fleur, pas un feu, pas une clarté qui vienne de l’homme, pas un visage ! L’effroi de la solitude. Solitude la plus étrange de toutes, et qu’on n’avait jamais vue. La tranchée est une thébaïde, le régime du gourbi un régime de monastère : thébaïde sans inspirations ni macérations ; monastère sans offices et sans dieu. (Peut-être). Solitude dans la vie en commun, solitude dans la promiscuité la plus constante et la plus offensante ; solitude morale : impossible de confier des pensées, presque complète ; des sentiments, absolue ; difficulté même à s’entendre sur les points les plus simples de la guerre ou du travail. Mais il y a une solitude physique : une impatience à toujours regarder ainsi la face bestiale de l’homme. Ah ! ne verrons-nous plus jamais une jeune femme, une jeune fille, un petit garçon charmant dans ses frais habits du dimanche ! Nul de nous n’avoue ce secret désir : je le distingue bien parfois dans le mouvement et l’exagération de certaines querelles. La fatigue de la destruction. Tout ce que nous voyons nous rappelle le ravage et la stérilité. Les betteraves pourrissent dans le champs au sud, le champ du nord ne sera pas ensemencés. L’autobus est fracassé, la faucheuse disloquée, le tonneau d’arrosage abandonné. Berry-au-Bac de la dernière maison au premier pont n’est qu’une ruine : toits pendants, planchers écroulés, murs crevés et perdant leurs pierres ; les rues barrées par des tonneaux, par des charrues, par des herses entortillées de fil de fer, par des sacs de ciment ; et dans les chambres, cet affreux chaos de chiffons, de papiers épars et de meubles ; et dans les jardins, entre les moellons et les obus, de petites tombes… Nous enfin, que faisons-nous avec des efforts de galériens ? Des ruines encore : cet horrible rempart de terre sèche farcie de fusils, cette muraille de France friable, triste et tonnante… La présence de la mort. On n’en parle pas beaucoup ; très peu osent dire qu’ils en ont peur, aucun ne déclare la souhaiter, beaucoup ont fait marché avec elle au moyen de petites médailles ; on n’y pense pas constamment même, puisqu’il y a des journées entières sans coups de fusil. Néanmoins elle est là : on l’entend passer et frapper ; l’un de nos adjudants et l’un de nos infirmiers ont été tués ; et çà et là des camarades reposent. Silence autour de cette grave voix. Va-t-elle nous appeler tout à l’heure ? Notre volonté n’est pas à nous, la volonté de notre ennemi n’est pas à lui. Est-ce vous, Seigneur, qui allez parler par ces machines sévères et non pensantes ? |
19 mars 1915 (suite) | Une certaine
espèce de
Tristesse propre
à la tranchée… mais aussi, et
autrement elle
serait insupportable, une certaine espèce propre de
Sérénité. Mettons-y d’abord le goût de l’instant. L’homme est encore un enfant, le soldat est enfant deux fois : et ce soldat assiégé, davantage. Un rien l’amuse ; pour rien, il s’échappe à soi, à sa peur et à sa fatigue. Tiens, une fusée ; tiens, une étoile qui tombe. Et l’heure qu’il est, et à qui le tour de prendre la faction. Demain, nous aurons des paquets ; non, ce sera pour dans trois jours. En attendant, mangeons et buvons. Notre tranchée rencontre des pommes de terre, faisons des frites. On se dispute à la cuisine, on se dispute au créneau, on se dispute au gourbi : pour rien, pour cinq minutes supplémentaires au poste d’écoute, ou pour une tartine de confitures. Un camarade est blessé au loin ; un autre est tué ; la prise de Constantinople est imminente… Puis le fatalisme. Une fois de plus, je constate que c’est lui notre religion (ou notre métaphysique) usuelle : la plus répandue et la plus efficace. Chaque matin, nous disait le lieutenant-colonel à Evreux, le bon Dieu fait sa liste ; et celui qui y est peut se fourrer dans une cave, et celui qui n’y est pas peut charger tout nu à la baïonnette : ils n’échapperont pas à leur sort. Les soldats font moins d’images, leur pensée est la même : allons-y ; nous n’y resterons pas tous ; et si nous y restons (mon camarade et moi), c’est donc que nous devions y rester. Enfin, enfin, une grandeur obscure, obscurément sentie… Je ne l’affirme pas avec beaucoup de force : je suis avec des soldats fatigués et de race très commune. Il y a des moments cependant où je sens en eux le même besoin de justice qu’en moi . Un seul cri, par exemple, un seul élan du cœur pour la Belgique. Une seule indignation devant ces crimes ordonnés contre les monuments, les enfants, les blessés. La paix, la paix : mais une paix sans humiliation et pour une victoire…Et parfois si je leur explique l’histoire, et le destin que nous portons, et la chère Argonne, leur silence d’hommes mal habitués à la parole bat cependant des ailes. …Cette vie est triste parce qu’elle nous renfonce dans le primitif, elle est grande parce qu’elle nous élance dans l’éternel. |
21 mars 1915 | En pleine guerre, j’ai fait un livre sur la paix : je voudrais bien le corriger pour qu’il me paraisse raisonnable. |
22 mars 1915 | Hier, corvée : troncs d’arbres, piquets, rouleaux de fils de fer, pare-balles en tôles. Extrême écrasement de ces pauvres muscles. Mais en trichant un peu sur le branchage, nous avons pu visiter Berry-au-Bac. La ferme du Choléra : magnifique ensemble de bâtisses autour d’un édifice de fumier ; quelques toits étuilés. Les rues : moellons, fils de fer, ronces, tonneaux, armoires, sommiers, herses, charrues, le tout assemblé en barricades pour la guerre entre quatre murs. Le campement des terribles toriaux : villa Mon Désir. Le sergent possède une table et une lampe ! Le cimetière : une tranchée dedans, plusieurs tombes ouvertes par les obus. Et ce beau ciel ! De pauvres croix de bois pour les soldats, des inscriptions bilingues soigneusement crayonnées. Hier ruht… ici reposent un Allemand et un Français, morts au champ d’honneur. J’ai pensé que les Allemands n’ont plus d’honneur. L’église une jolie église refaite, repeinte, rarrangée par les soins de sa Majesté l’Empereur Napoléon III. Elle n’a plus de toit du tout, et les murs blanchâtres et crevés soutiennent vaguement la nef céleste . Les vitraux sont tous détruits, les stations des chemins de croix, marbre en or, fendues et décramponnées, les saintes statues blessées à ne pas en revenir. La plus douloureuse est celle du Christ : il n’en reste que les deux bras, blancs et tristes, qui pendent par les clous des mains. L’autel est effondré entièrement, des menuisiers charpentent des créneaux dans la sacristie. Dans une petite chapelle dédiée au Silence, j’ai trouvé un très beau missel déchiré que je n’ai pas osé prendre. |
30
mars 1915 1. Le 2 avril, Dorgelès écrit à la femme qu'il aime : "Avant-hier, tout près d'ici, un de nos avions a descendu un aéroplane allemand. Il lui avait crevé son réservoir à coups de mitrailleuse. Un type épatant, ce pilote : quand les boches tirent dessus à shrapnells, il s'amuse à passer dans les petits nuages que font les obus en éclatant !!". Extrait de Je t'écris de la tranchée, Albin Michel, 2003. |
Rien de nouveau.
Attaque
d’un
aéroplane de chez nous par leurs canons et leurs bombes. Un
beau
biplan de verre et d’argent naviguait assez haut au-dessus de
l’Aisne, et dans la direction du camp de César. Le
ciel
pur avec quelques nuages blancs, les uns longs et transparents, les
arbres opaques et gonflés, et qui se saluaient tendrement au
bord de deux vents contraires. De brillantes écumes sur
l’eau grisâtre et verte, une lumière
presque cruelle
sur les champs détruits, la côte crayeuse et les
tranchées. Soudain, détonation : et dans le ciel,
loin de
l’avion, un nuage nouveau, petit et rond, pareil à
une
charmante boule d’argent. Mais à peine vue, elle
se
dégonfle, devient un ballot blanc, et au bout de quelques
minutes se dissout en filaments bleuâtres. Mais de la
dilatation
à la dislocation, il est venu dix, quinze autres bombes,
toutes
semblables : elles se groupent plus haut ou plus bas, plus au nord ou
plus au sud : tantôt sous l’oiseau,
tantôt au-dessus,
toujours à côté… Nous en bas
entre nos
décombres, nous l’acclamons à cause de
sa chance et
de sa bravoure. Il joue ainsi comme une mouche moqueuse au-dessus de
cette bousculade d’obus neigeux dont chacun le renverserait !
Il
joue, et après le plus beau virage, il s’en va (1). Vu à Berry-au-Bac la maison du notaire, au coin du pont, dans son beau jardin. Un couloir au premier étage sur la droite, les chambres sur la gauche ouvrant toutes sur les fleurs et la rivière : et dans toutes ces chambres, la dévastation. Pas de vitres, naturellement, les murs crevés pour ménager des meurtrières ; et les meubles fracassés, arrachés et retournés sur le plancher. Du linge, des cartons, des images, des photographies, du papier timbré, des prospectus, et enfin la bibliothèque : un répertoire de notariat, une encyclopédie nouvelle, un dictionnaire de la conversation, tout ça en livraisons démantibulées et jetées les unes sur les autres. Je me suis imaginé soudain que tous ces infâmes auraient pu envahir notre pauvre maison, et traiter ainsi nos trésors communs, tous ces livres dont chacun est un long rêve et un grand souvenir. Voilà donc la guerre, au moins sous cette forme : la destruction pour le plaisir de détruire. Et je m’en suis retourné tout triste. |
31 mars 1915 | Le caporal, Ch… et moi nous sommes allés nous promener dans les maisons, dans les jardins et aux cimetières. Le pied des murs fleurit. La ruine se transfigure en corolles et en parfums. Nous avons découvert l’école. La règle des participes ornait un tableau dans un coin du mur. Une carte exposait les batailles de la Révolution, et on voyait toutes d’un œil nouveau, depuis Valmy jusqu’au premier Montmirail. « ô France, vous êtes sauvée ! » Partout une grande débâcle de livres, de cahiers et de pierres. Partout des chiffons, des crayons d’ardoise, des bancs et des tables brisés. Un petit bureau démoli où j’ai feuilleté le cahier des absences de l’année 1900. « Olga, Pascal, trois absences, a aidé mère ». Pauvre mère, il est à la guerre aussi, je vous souhaite qu’il revienne. Le canon grommelait au loin comme un homme qui parle en rêve. |
1er avril 1915 | Poste d’écoute en avant des terrassiers. Comme chaque nuit nous portons notre tranchée un peu plus près de l’ennemi, nous avons atteint une grave limite, et par un admirable clair de lune, j’ai veillé en compagnie de plusieurs morts. Je songeais à ce lieutenant blessé à Beauséjour et qui chantait en agonisant : Mourir pour la patrie, c’est le sort le plus beau… La patrie étant le bien le plus beau, il a raison. |
3
avril 1915 1. Il s’agit probablement du sergent John Anderson, blessé la veille (JMO du 28e RI). Voir sa fiche "Mort pour la France" Il est enterré dans le carré militaire du cimetière de Maison-Lafitte (78). ![]() Florence, son arrière petite-fille nous offre la photo de John Anderson. |
Rude nuit cette nuit. On croirait que ces monstres ont su qu’ils avaient tué notre sergent (1), et qu’ils veulent continuer. Nous arrivons, fusil à droite, pelle ou pioche à gauche ; nous sortons du boyau, et nous suivons la ligne tendue à terre qui trace notre ouvrage D…, Ch… et moi les premiers. Le caporal nous reçoit à plat ventre. Voilà, dit-il, sept mètres de long, soixante centimètres de large, un mètre de profondeur. Vous vous en irez quand vous aurez fini. Autour de nous la nuit énorme, pas de lune, pas une étoile, un feu d’ogre allumé dans la direction d’Amifontaine. En bas l’équipement, le fusil chargé, premier coup de pioche. Quatorze travailleurs, trois caporaux, un sergent : une petite rumeur avec un cliquetis de baïonnettes. Ah, Seigneur, ça n’a pas traîné. Bzizz une fusée, illumination : tout le monde se couche. Elle s’éteint. Coups de fusils sur la gauche, devant nous, sur la droite : et le sifflement et le claquement de cinquante balles. Et aussitôt voilà les deux escouades qui se sauvent dans le boyau, nous laissant notre caporal et nous aplatis dans les betteraves. Sur quoi je ris : Eh bien, la Patrie est bien gardée. Mais D… en soufflant : Qu’est-ce que ça veut dire ! qu’est-ce que ça veut dire ! Je vais voir, dit le caporal : et il s’en va rampant. Fusée encore, flamme visible des fusils à gauche, à droite, en avant, et toujours bien assez au-dessus de nous le sifflement des balles basses meurtrissent l’air. Enfin la voix sifflante et courroucée du sergent sort du boyau, le caporal arrive comme un serpent, et les camarades reviennent. Le travail commence et continue avec les mêmes intermèdes ; environ une fois par cinq minutes la fusée, on se couche, ils tirent ; personne n’est attrapé, et on se relève. Seulement, dans ces grandes occasions, chacun pour soi. D… se jetant comme un furieux sur la terre, y fait un grand trou, et se fourre dedans en jurant ; Chevallier l’imite sans jurer. Et moi, je creuse avec mes petits bras une petite fosse, et quand la fusée arrive, je m’y couche modestement, mesurant ainsi, comme Tolstoï dans cet admirable conte, ce qu’il faut de terre pour un homme. Il n’en faut pas beaucoup, il en faut d’avantage pour une patrie ; et davantage pour une humanité juste, pour celle-ci peut-être plus gros que la terre ? Enfin ces petites cérémonies ont duré jusqu’à minuit et demi ; la tranchée a été creusée tout de même. |
4 avril 1915 | Dimanche de Pâques ! Rude nuit cette nuit encore, mais autrement que l’autre. Il avait plu toute la journée hier, deux escouades s’en vont le soir sous la petite bruine. Je lis un Entretien de Lamartine sur la poésie hindoue, et je m’endors. A onze heures et demi, réveil pour aller relever nos camarades. Il pleut, la nuit est horrible, les boyaux pleins de boue. Marche, halte, contre-marche, arrivée. Notre ouvrage tracé, nous nous y mettons tous les trois. D… tout seul, Ch… et moi ensemble. Toujours l’averse : nous mettons nos toiles de tente et nous piochons. Des fusées s’élèvent : nous nous accroupissons. Car se coucher dans cette glu, impossible. Et surtout inutile : les Allemands ne tirent pas. Sans doute se morfondent-ils, les injustes, gelés à leur créneau, en maudissant notre résistance et en doutant de l’avenir de la Germanie. Nous rencontrons la terre végétale d’abord, pénible à remuer parce qu’elle est encombrée de betteraves ; puis un sable blanc ; puis de grosses pierres de marne. Et ça dure ainsi jusqu’à quatre heures du matin, avec une seule alerte : quelques coups de feu si proches, soudain, qu’ils firent sauver tout le monde dans le boyau. (Sauf nous trois, comme la veille : non que nous soyons des foudres de guerre, mais parce que nous avons le cœur calme). La tranchée à fond, on s’en va : il pleut toujours, le boyau cette fois est un ruisseau avec des fondrières : nous arrivons après dix bains de pieds et entièrement couverts de boue. |
8 avril 1915 | Cinq heures de
faction hier soir,
d’abord par
la pluie, ensuite par le frais du soir (un beau crépuscule
de
feu d’ambre dévorait l’horizon du
côté
de Craonne et du côté de chez nous) ; enfin par de
belles
étoiles. Quelques coups de fusil, quelques
fusées, rien
de dramatique. Et ce matin il pleut encore, et des nuages grands et
longs comme des radeaux traînent dans le ciel sans rayons.
Heureusement que les alouettes chantent. Nous ne savons rien, nous n’avons plus de journaux. Les neutres nous inspirent un mépris profond. Personne ne doute de la victoire ; mais on considère avec horreur la possibilité de passer un deuxième hiver en tranchées… On le ferait d’abord ; mais enfin j’espère toujours que nous aurons la paix pour les vacances. |
9
avril 1915 1. On note dans le JMO du 28e RI : "A 2 heures du matin, le 2e Bataillon du 28e I (Bataillon Pineau) est relevé dans le sous-secteur de Berry Nord par le Bataillon Thibault du 24e I et se porte dans les abris de Cormicy-cote 83. Du 4 Mars au 8 Avril, le Bataillon a porté ses travaux de défense très activement et les a portés à 200 mètres de l’ennemi.". |
Nous voici au repos (1), mais je suis si sale, si déchiré, si déguenillé, si déboutonné, que j’ai honte et qu’il faut vraiment que je me raccommode un peu. Nous avons quitté notre tranchée à deux heures du matin. D’abord un kilomètre de boyau, que d’eau ! que de boue ! à certains endroits vingt centimètres, et les pieds tout mouillés. Puis le pont de l’Aisne, le pont du canal, et les rails qui vont de Berry à Cormicy. Mon sac était bien lourd, et je m’en voulais d’avoir emporté une si riche bibliothèque. Enfin nous arrivons, et nous nous installons dans la grande salle abandonnée d’une ferme. |
10 avril 1915 | Il pleut, il grêle, il fait noir, il fait soleil, le canon tonne, tout n’est que giboulées. La ferme où nous habitons n’est pas abandonnée en entier ; on y voit des civils (un fermier, une fermière !) ; on y boit du lait. Dans un petit chemin descendant qui s’en va vers la France française fleurit un doux arbre rose. Je suis un peu triste, pas trop triste. Je voudrais bien qu’on se batte et qu’on les batte… |
11
avril 1915 1. On note dans le JMO du 28e RI : "Vers 20 heures, le 3e Bataillon relève le 1er dans le sous-secteur de Sapigneul. Le 1er Bataillon se porte à Cormicy-83. Le 2e à la Chapelle-Gernicourt." 2. Maurice Thierry sera tué le 26 mai 1915 à Aix-Noulette. Voir sa fiche "Mort pour la France" 3. On note dans le JMO du 28e RI qu'un caporal Toublanc de la 5e compagnie fut blessé le 26 mai 1915. |
Vers huit heures et demie (1), nous arrivons à hauteur du moulin et nous obliquons sur la gauche vers des tranchées crayeuses. Personne ne connaît l’endroit : on envoie Marolle à la recherche des gourbis. Il en trouve un petit pour les sergents, un grand pour nous, trois escouades, vingt-cinq hommes. Et houp, dans le boyau ! on patauge un peu, on pénètre après trois marches obscures dans un abri du style métro, que je moi je trouve plutôt du style égout collecteur : un boisage de sapins suintants au plafond, les parois taillées à pic dans la marne, deux banquettes tout au long et un étroit radier rempli de paille, on plante une bougie allumée dans le mur et on se tasse comme on peut sur des sacs. Quatre sentinelles sont désignées ; elles s’en vont dans la brume et la nuit, prendre une heure et demie de garde. (Le mot, c’est Bayonne ; vous arrêterez tout ce qui passera, mais il ne passera personne ; s’il y a une attaque vous nous préviendrez.) Chez nous, les briquets battent, les cigarettes et les pipes ornent déjà chaque bec, une fumée aromatique assainit le gourbi. Que faire avant de dormir ? On n’a pas le temps de se le demander que déjà Maurice Thierry (2) chante. Il a une voix juste et légère, pas trop enrouée ; il est assis vers le milieu du souterrain, on l’entend très bien, sans le voir ; et son répertoire est celui des cafés-concerts. Je songe avec étonnement, je l’avais déjà observé à Beaupréau, que toutes ces chansons font leur poésie, à ces hommes qui ne lisent point de vers, et qu’elles expriment leur sensibilité. J’y entends un peuple chancelant et pour qui l’existence de chaque jour est très proche du roman-feuilleton. Maurice fatigué, c’est Toublanc (3) qui reprend ; Toublanc las, c’est Chevallier, dont la mémoire est inépuisable, et qui fait rire tout le gourbi en récitant le massacre de la Saint-Marteaulémy. « Alors Charles IX suivi de vingt estafiers et de Madame Steinheil sort du Louvre en criant : mort, mort, mords-moi le doigts ! » Ainsi le pur absurde, le grivois, un certain dramatique, et un certain vrai se partagent les couplets de ces petites odes du pauvre. Mais soudain, Cricri (dit Centimètre parce qu’il a un mètre quatre-vingt-treize), ayant chanté le courage d’un Alsacien au Maroc, un certain air plus frais souffla. L’un de nos camarades, sans s’être trop prier, chanta en breton une chanson de son pays. Ah, pour moi quelle émotion ! Je ne sais pas un mot de cet ancien celtique, mais je comprenais avec tout ce que Loti a écrit, avec tout ce que Guéguen m’a raconté de la Bretagne. Landes et bruyères, et le ciel pluvieux, et les belles coiffes des jeunes femmes, et les maisons de granit naufragées entre les pierres, et l’immense monotonie de la mer… La chanson finie, aucun ne rit, et j’eux le temps de leur faire remarquer à tous que toute la France était là dans nos trois escouades : qu’on y avait rassemblé des gars de Che Nord et des gars du Midi, des fils de la Lorraine et des Bretons et des fils du Centre, et des hommes de Paris qui sont français de partout… O patrie, ô concorde entre les citoyens !… L’idée circula les chansons reprirent, descendant, remontant. Je finis par m’endormir. |
15
avril 1915 1. On note dans le JMO du 28e RI : "A 20 heures le 2e Bataillon relève le 3e dans le sous-secteur de Sapigneul. Déplacement correspondant des 3e et 1er Bataillon." |
Revoici donc
Sapigneul (1),
et
l’ancien
régime : six ou cinq heures de faction nocturne, deux heures
de
faction diurne, trois heures de sommeil et le reste du temps
écritures et corvées ; le tout
jusqu’à
samedi. Les Injustes sont très gentils : ils ne tirent pas,
ils
ne canonnent pas et ils ont laissé enterrer tous les morts.
Quelques peureux prétendent les avoir entendus patauger la
nuit
dans le canal, mais c’est sans doute un mythe. Quant au
paysage,
il a changé un peu : toutes les pluies de mars ont fait
ébouler les tranchées, elles sont devenues plus
larges,
les boyaux sont devenus plus creux, nous y sommes désormais
comme enterrés. Tout ce gravier sèche au soleil,
devient
grisâtre et friable : la chaleur s’y
réverbère ; le ciel bleu rayonne au-dessus sans
un seul
nuage, animé pourtant d’un aéro
qu’il
n’y a pas moyen de voir et qui bourdonne comme une abeille
enragée. Tout cela est triste et ancien, mais ça
ne
durera plus longtemps. Il fait très beau ; il fait tiède et doux dans le jour, mais il gèle la nuit. Les arbres du canal n’ont pas encore une seule feuille. De la maison de l’éclusier, il ne reste plus cette fois que les quatre murs, et transpercés. Qu’est-ce que la ligne de feu ? Une ligne de ruines et une ligne de tombes. Et cet aéroplane qu’il n’y a pas moyen d’apercevoir… A Cormicy j’ai vu deux merveilles que je n’avais jamais observées même à Buc : premièrement un biplan si haut, dans le premier matin, qu’il avait le soleil au-dessous de lui, et qu’il projetait son ombre rapide et couleur de perle sur les nuages ; deuxièmement un monoplan d’argent parmi d’immenses banquises de neige, les séparant par son hélice comme une charrue, et se traçant ainsi un beau sillage d’azur… Ah, Seigneur, et que ce soit tout de même un sillage de sang : quelle désolation ! |
Vendredi, 16 avril 1915 | Faction de deux
heures et demie
à cinq
heures. Ma faction de jour de cinq à huit. Lettres. Envie
cruelle de dormir. Je résiste. Temps admirable. Printemps ! … À quand notre défilé triomphal dans les Champs-Elysées ? Et les morts ? Les morts les premiers. Une délégation bien choisie parmi les morts, parce que c’est eux qui ont le plus fait et pour qu’on les remercie à genoux. Le Triomphe des Morts. Le printemps… Quel serait le plus beau, d’un Printemps qui se mettrait avec nous, combattrait à sa façon les envahisseurs, les étouffant au verdissement de nos érables et au rougissement de nos frênes, ou d’un Printemps qui dégoûté de voir et de sentir les Injustes se refuserait à paraître, resterait caché aux arbres noirs, au sol aride, aux champs non ensemencés, au ciel sans grâce, indigné et sans feu, jusqu’au départ de ces monstres, moment où il exploserait soudain en un seul jour de toutes ses fleurs… Mais tandis que j’écris cela, un saule brillant et beau comme un paon fait la roue au bout de la rue, deux poiriers déploient leurs ailes de cygne : et je constate que la nature se fiche bien des Boches et de nous… |
25 avril 1915 | Deuxième mobilisation ! nous partons ! quelle direction ? Inconnu, mais nous prenons le train à Fismes. Et de là, dit-on, la Lorraine ou bien les Dardanelles ! Pont-à-Mousson avec le bois Le Prêtre ou Constantinople avec la Corne d’Or !… |
26 avril 1915 | Nous partons ce soir pour une destination inconnue, avec huit jours de vivres. Je m’en vais pleine de joie et de fermeté. Vive la France ! |
27
avril 1915 1. On note dans le JMO du 28e RI : "A 2 heures, le régiment se porte sur Ventelaye. A 7 heures, il est enlevé par automobiles, sur Fismes, où il est définitivement installé dans ses cantonnements à 11 heures. 1er Bataillon : secteur 2 ; 2e Bataillon, Villette, Cour Le Roland ; 3e Bataillon : Fismette". |
Nous avons
quitté la
tranchée de
Berry-au-Bac hier soir ou ce matin à minuit, par un clair de
lune nuageux d’une grande beauté. Le 84 nous
remplaçait, nous ne savons pas d’où il
vient ; nous
lui avons souhaité bonne chance. Adieu, cher Autobus,
scierie,
maison en ruine, boyaux autrefois comblés d’une
horrible
boue ; adieu, jardins où sommeillent ces pauvres morts ;
adieu,
ponts, canaux, barricades… Nous nous arrêtons sur
la route
de Cormicy et nous nous endormons, ou presque. Puis ordre : nous
coupons à travers champs, gémissant
déjà
sous le poids de notre sac ; nous rejoignons une autre route. Les deux
collines de l’horizon s’infléchissent
douces comme
deux nuages ; et le ciel au-dessus d’elles, plein de vapeurs
et
de constellations. Les bois passent pareils à des
îles,
nous saluons un calvaire, et nous reconnaissons à sa
malpropreté le village de Bouffignereux. Après Bouffignereux, vient Guyencourt. Nos chères promenades d’autrefois ! l’aiguille fine de ce clocher surgissant au-dessus du plateau de Buc ! La nuit s’éclaircissait, de beaux nuages roses ondulaient dans l’immense horizon. Car cette plaine champenoise, est variée et majestueuse autant que les montagnes. De loin nous distinguions de longues routes, pâles au penchant des coteaux ; de loin, la fourmilière en marche de notre bataillon bleu pâle hérissé de fusils… Je pensais à nos terribles marches d’août : et malgré mes épaules fendues je souhaitais que nous les refassions en mai, et plus vite encore, et que les injustes prennent la fuite devant nous comme nous nous retirions devant eux. A Ventelay, nous fîmes une grand’halte, biscuits, café, conserves. Et ensuite, la route montante et la route descendante en étant noires, comme d’énormes scarabées, des tapissières automobiles accoururent, où nous montâmes, nous y empilant pêle-mêle avec nos fusils et nos sacs : et en un quart d’heure, nous fîmes les dix kilomètres qui nous séparaient de Fismes. Nous campons au milieu d’une grande ferme à Villette. (1) Voici une carte du dernier voyage d'Albert Thierry qui le conduit sur le front de l'Artois où l'écrivain trouvera la mort le 26 mai 1915. |