Albert Thierry est instituteur. Il est issu d’une famille modeste. Il a été élève de l’école normale de Saint-Cloud, a milité dans les rangs des dreyfusards et s’est manifesté comme antimilitariste pendant son service militaire. Il débute dans son métier d’enseignant en 1905 à Melun, dans une « classe difficile ». Mais ses élèves sont différents des élèves qui sont aujourd’hui qualifiés comme tels. Ils ont cependant en commun cette résistance à une culture à laquelle ils sont totalement étrangers : ce sont des fils de paysans.
Mais ce jeune instituteur est passionné par son métier et convaincu de son rôle d’éducateur auprès des plus démunis. Il ne baisse pas les bras, ne renonce pas à ses exigences pédagogiques et ne fuit pas ce que Philippe Meirieu appelle « le moment pédagogique », ce moment où l’enseignant rencontre la résistance de l’élève qui ne veut pas ou ne peut pas apprendre. Il se remet en question et cherche toujours de nouvelles stratégies pour les faire entrer dans ce monde qui leur est étranger. Dans son livre au titre évocateur : L’homme en proie aux enfants (3), il nous livre un ensemble de récits pédagogiques dans lesquels il témoigne de sa confrontation à ses élèves.
Dans un chapitre de son livre qui s’intitule : « Ils ne comprennent pas », il raconte qu’un jour alors qu’il a choisi de leur lire un extrait des Misérables de Victor Hugo, dans ce texte où il raconte le rêve fait par Jean Valjean, un texte qu’il juge à la fois très poétique et sombre, ses élèves se moquent de ce texte avec méchanceté : « Que c’est bête » disait Marc, et les autres, remuant leurs grosses mâchoires, étouffant dans leurs gros poings, Thomas la brute et Marcel le discuteur, Georges, Paul le paria et Théodore, tous ! ils se crevaient impudiquement de rire… »
Alors Albert Thierry écrit : « Moi, je souffrais, j’étais humilié, je plaignais la beauté » (p. 41).
Dans ce témoignage d’une grande intensité, chaque enseignant d’aujourd’hui peut se reconnaître. Qui ne s’est pas trouvé en effet dans cette situation de ne pas réussir à communiquer son message devant un auditoire qui ne comprend pas ? Cette résistance de l’autre apparaît toujours un peu « scandaleuse » et pourtant, l’enseignant doit « faire avec » et trouver un moyen de se frayer un chemin jusqu’à cet autre qui ne comprend pas, sans renoncer à l’essentiel…