Le 6 novembre 1914 Ma chérie Thérèse, J’ai reçu hier deux lettres de toi, une du 25, l’autre du 28 octobre, plus un paquet [Poste] contenant une musette et différents bibelots que je t’avais demandé. Ce qui fait 3 paquets [poste] et un [postal] que j’ai reçu au total depuis mon départ. Merci beaucoup pour tous ces envois. Ce matin, je recevais une lettre de la Tante Marie qui me souhaitait beaucoup de courage, me disait qu’elle priait beaucoup pour moi et m’encourageait à continuer à bien faire mon devoir. Elle me disait également qu’elle serait heureuse de me voir avec toi et Denise (car je lui disais dans ma lettre que si je revenais de cette guerre, j’irais lui rendre visite à Caen avec vous deux). Mais que sa santé était bien chancelante et qu’elle craignait de ne pouvoir passer l’hiver. J’ai reçu des nouvelles de Charles il y a deux jours et suis au courant de ces projets. Maintenant ma petite, je viens de sortir intacte d’une de ces batailles qui compte dans la vie d’un homme. Je vais essayer de t’en donner les détails. Ma compagnie (1) occupait une tranchée de renfort à [5 ou 7] heures du soir au moment de manger nous recevons l’ordre de nous porter en avant pour secourir une compagnie du régiment qui venait de laisser percer ces lignes par les Boches alors sans prendre le temps de manger, nous partons une demi-heure après nous sommes au contact avec l’ennemi mais par suite de manque de liaison avec les autres éléments, nous sommes pris de flanc par l’ennemi, il y a débandade et sommes obligés de nous replier enfin nous réussissons à rassembler les hommes et reprenait l’offensive et pendant plus de douze heures couchés à plat ventre et rampant dans une plaine de betterave, nous tenons tête à l’orage et malgré une grêle de balle et d’obus, nous maintenons notre position, cela nous a coûtés quelques pertes dans ma section, il manque les deux sergents et l’adjudant. (2) C’est à moi que le capitaine passe le commandement de la section, les autres sections sont commandées par des lieutenants. Tu vois ça d’ici un caporal chef de section malgré ça ma section s’est bien comporté. Bref le jour arrive, nous n’avons toujours pas repris le terrain perdu par la neuvième compagnie. L’ordre arrive de la Brigade qu’il faut reprendre le terrain. Le jour rien à faire, nous sommes trop à découvert et sous le feu de l’artillerie nous nous abritons derrière le talus d’une route (3). Il tombe de l’eau toute la journée et n’avons rien à manger ni à boire. Le soir arrive. Nous repartons à jeun. Il faut à toute force reprendre les positions et le colonel donne l’ordre de l’enlever à la baïonnette. 6 heures du soir, départ, nous sommes d’abord salués par les obus puis les balles font rage, nous avançons toujours sans tirer un coup de fusil. Le terrain est jonché de blessés et morts. Enfin à 300 mètres, nous partons à la charge, elle est violente et bien partie, nous reprenons la position mais la lutte n’est pas finie, il reste quelques tranchées occupées et faut les reprendre. Nous seront obligés de charger trois fois dans la nuit, la lutte est terrible et dure toute la nuit mais tourne tout à notre avantage. Nous avons fait quelques prisonniers. (4) Enfin, 5 heures du matin, un autre régiment vient nous relever nous nous retirons en arrière au repos et il y a presque deux jours que nous n’avons pas mangé. Dans la première ferme que je rencontre, je trouve du lait, j’en avale deux litres, je suis exténué d’ailleurs comme les camarades. Enfin encore une fois intacte à part une balle dans ma musette qui l’a complètement enlevé le fond aussi celle que tu m’envoies tombe bien. Comme tu le vois, cela a chauffé sérieusement. Maintenant, je vais de tenir secret, j’ai gagné mes galons de sergent dans ce combat, le capitaine me l’a dit et ma proposition est partie aujourd’hui au général de brigade mais ne l’annonce pas avant que les ai reçu d’ailleurs, je t’enverrai une carte. Dernier détail, nous avons perdu dans ces deux jours pour la compagnie 60 unités sur 180. Comme nous étions une vingtaine de compagnie, cela doit ce compter. Bien reçu dans ta lettre les coupures de journaux toujours très intéressants. Je termine car l’on me fait demander au commandement. Le bonjour à tout Gisors. … …. … Ton mari affectueux qui t’embrasse de tout cœur. Boisard |
« Le 3 novembre 1914, à
l’aube, ma compagnie, où j’étais sergent, a relevé une compagnie qui
occupait en 2e ligne une tranchée à peine ébauchée. Le soir même, dans une nuit profonde, l’alerte nous est donnée. Il fallait, de suite, aller en renfort, vers le canal que les allemands semblaient vouloir attaquer. Mon capitaine m’a donné la mission de partir en avant avec quelques hommes de ma section, d’aller tout droit devant moi jusqu’aux tranchées menacées. Les tranchées étaient bien menacées, car arrivé dans un bois qui semblait être près de mon but, le chant, un chant très fort en allemand, s’est élevé sur notre droite. J’ai pris un pas très rapide, menacé d’être coupé de l’arrière, j’ai foncé en avant, non sans avoir entendu un de mes hommes crier au loin : « on nous rappelle » seul donc je suis arrivé à la tranchée le long du canal sans avoir entendu un seul coup de fusil. Rapidement, j’ai appris à un groupe de soldats, que je devançais un renfort et je me suis mis à épauler mon fusil chargé à bloc et j’ai tiré vers les allemands que je ne voyais pas mais qui étaient maintenant très proches. Une balle m’a frappé, traversant d’abord ma main gauche à la jointure de l’index et du poignet, puis traversant mon épaule droite rendant mes deux bras inertes. ![]() ![]() Vue actuelle du canal et de la Cote 91. C'est cette cote qu'emprunta Henri Rouquié pour rejoindre les lignes allemandes et la captivité : "Nous avons monté une pente au sommet de laquelle se trouvait la tranchée allemande." ![]() Sapigneul, vu de la cote 91, vu du côté allemand. On aperçoit au loin l'alignement des arbres de la Route nationale 44. ![]() |