Bandeau de la page consacrée au récit d'Henry Bordeaux
En décembre 1914, Henry Bordeaux, le célèbre écrivain, rend visite au soldats du 28e RI dans les tranchées de Berry-au-Bac.
Le mois suivant, il publie dans La revue hebdomadaire plusieurs récits retraçant sa correspondance et son expérience passée dans les premières lignes françaises.

Montage, photo de Berry-au-Bac

L'article se compose en trois parties
- une lettre d'un commandant du 28e RI à l'auteur
- sa première visite
- sa nuit de Noël
  
Première partie : une lettre du commandant P…
Le commandant P… est le commandant Paul Pineau du 2e bataillon du 28e RI.
Ce bataillon tient en décembre 1914 les tranchées creusées dans le village même de Berry-au-Bac avec le soutien de territoriaux du 78e RIT.

Commandant Pineau. Collection Denis Delavois
Marmite-City, ce … décembre 1914


J’ai le grand honneur d’occuper avec mon bataillon (1) un de nos postes les plus avancés, au village de B… (2)
Mais le village n’existe plus. Pas une, littéralement pas une des maisons n’est intacte. La plupart sont complètement dévastées, par le canon ou par l’incendie, canon français, canon allemand : des deux côtés on s’est acharné sur ce malheureux bourg qui a été pris et repris.
C’est un spectacle d’épouvante quand le soir, au clair de lune, on s’avance pour la première fois au milieu de ces ruines. Mais ce n’est rien encore auprès de ce qu’on voit, quand le jour venu, on parcourt les rues : maisons éventrées, sans toit, portes arrachées ou brisées par l’obus, murs crevés, meubles en miettes ou formant des barricades, tiroirs vidés, hardes, vaisselle, cadres, lettres jonchant le sol, salis, souillés (3). C’est alors un sentiment d’horreur qui vous saisit et c’est aussi un sentiment de commisération pour ces pauvres gens qui, rentrant plus tard chez eux, trouveront leurs souvenirs les plus intimes étalés et violés sur le fumier, à la voirie ; près d’une feuillée, une branche de buis bénit, une fleur d’oranger à côté de restes immondes, un papier de famille important à moitié brûlé ayant servi à allumer le feu ou seulement une cigarette. Pillage allemand, après le bombardement et l’incendie !
Et cette horrible vision qui me restera fixée dans la mémoire : sur un lit, sous les platras détachés du plafond, un vieillard, une forme plutôt, ne montrant plus que le squelette et les muscles contractés, la peau rêche et durcie, mort de faim sans doute, et depuis longtemps, car il était noir. Comment songer que depuis trois mois personne n’ait songé à lui donner une sépulture ! Nous lui avons fait, hier une place parmi nos morts. Mais qui est-il ? Comment ce drame s’est-il accompli ? Pourquoi n’a-t-il pas fui avec les autres habitants ? A-t-il été abandonné ? A-t-il, cloué sur son lit par la maladie, assisté, seul et impuissant, au pillage de sa maison, ou bien a-t-on pillé devant ce cadavre ?
Mais assez de ces horreurs, mon cher ami, et pensons au présent. Notre situation est splendide : en saillant et battue de trois côtés… tout est pour le mieux…
Nous avons des installations très confortables. J’habite une cave, j’ai une chambre à coucher, un bureau, un salon de réception, un cabinet de toilette, appartement avec glaces. De splendides tapisseries en ornent les murs : drapeau des sapeurs-pompiers, bannière de la « Patriote de B… » oriflamme de la « Concorde », musique municipale. Sur ma table, des bronzes, dont l’un représente « La Victoire ». A côté, salle à manger, bureau de l’adjudant, chambres d’amis, etc… ; j’ai même un abonnement au téléphone…

Paul Pineau, commandant du 2e bataillon du 28e RI. Collection Denis Delavois
En septembre 1916, Paul Pineau fut nommé lieutenant-colonel du 149e RI.
Collection : Denis Delavois.


Mais c’est surtout dans le confort de la table que règne le luxe le plus éhonté : des verres en cristal taillé et de plusieurs services, de la porcelaine dorée, tout en or ! au moins trois couteaux et six couverts en argent, le tout varié de forme et de provenance. Notre éclectisme nous permet de manger dans douze assiettes de huit services différents. Nous avons même une nappe, ancien drap de lit promu.
Chauffage central, le dos au feu, le ventre à table, une bonne cigarette et nous sommes heureux.
Nos menus sont dignes de Rabelais, et chez Ledoyen lui-même on ne trouve pas de cuisinier meilleur que le mien, car il en sort. Les légumes frais abondent, cueillis sur place, dans nos jardins. Cependant, pour eux, il y a un petit inconvénient à se les procurer : il sont sous le feu, en avant de nos lignes, mais qu’est cela maintenant pour nos hommes ?
Je suis sûr que vous allez accabler de votre mépris cette soldatesque qui ne cherche ses satisfactions que dans les orgies de la table et du luxe. Suspendez votre jugement et dites-vous bien que c’est cela, le souci du confort matériel, qui marque le mieux actuellement la valeur morale de nos cadres et de nos hommes. Quand je vois une escouade qui, naturellement, d’elle-même, sans en avoir reçu l’ordre de personne, s’installe commodément, recherche ou se fait des assiettes, une table, des chaises, je suis sûre que cette escouade est bonne et bien commandée. Ils ne pensent ni au danger, ni à la mort : un obus arrive, ils sont furieux parce qu’un grain de sable a poivré leur soupe. Une plaisanterie, une ordure bien française quelquefois, et l’on continue. Ceux-là sont les bons.
C’est au confort que cherchent à se donner mes officiers que je les juge, presque toujours. Quelques-uns sont déprimés, se contentent de ce qu’on leur donne et ne cherchent pas à améliorer leur vie misérable des tranchées : la fatigue les guette. Ceux qui réagissent contre la misère réelle où nous sommes, qui entre les dures obligations de notre situation, trouvent le temps et mettent leur plaisir à donner à leurs hommes et à se donner à eux-mêmes l’apparence d’un bonheur relatif, – bien relatif du reste –, ceux-là, j’ai confiance en eux, ils ont certainement une bonne troupe et sont de bons chefs. J’en ai beaucoup – la très grande majorité – de cette catégorie.
Mais d’ailleurs vous jugerez mieux de tout cela par vous-mêmes, car vous viendrez, il faut venir me voir et prendre une impression personnelle de B…

Commandant P…


Notes
1. Probablement le 2e bataillon composé de la 5e à la 8e compagnies.
2. Berry-au-Bac, village situé au nord-ouest de Reims.
3.  Dans ces "Carnets de guerre", l'instituteur Albert Thierry (5e compagnie, 2e bataillon) écrit en mars 1915 :
"Berry-au-Bac de la dernière maison au premier pont n’est qu’une ruine : toits pendants, planchers écroulés, murs crevés et perdant leurs pierres ; les rues barrées par des tonneaux, par des charrues, par des herses entortillées de fil de fer, par des sacs de ciment ; et dans les chambres, cet affreux chaos de chiffons, de papiers épars et de meubles ; et dans les jardins, entre les moellons et les obus, de petites tombes… Nous enfin, que faisons-nous avec des efforts de galériens ? Des ruines encore : cet horrible rempart de terre sèche farcie de fusils, cette muraille de France friable, triste et tonnante…"
et
"Vu à Berry-au-Bac la maison du notaire, au coin du pont, dans son beau jardin. Un couloir au premier étage sur la droite, les chambres sur la gauche ouvrant toutes sur les fleurs et la rivière : et dans toutes ces chambres, la dévastation. Pas de vitres, naturellement, les murs crevés pour ménager des meurtrières ; et les meubles fracassés, arrachés et retournés sur le plancher. Du linge, des cartons, des images, des photographies, du papier timbré, des prospectus, et enfin la bibliothèque : un répertoire de notariat, une encyclopédie nouvelle, un dictionnaire de la conversation, tout ça en livraisons démantibulées et jetées les unes sur les autres. Je me suis imaginé soudain que tous ces infâmes auraient pu envahir notre pauvre maison, et traiter ainsi nos trésors communs, tous ces livres dont chacun est un long rêve et un grand souvenir. Voilà donc la guerre, au moins sous cette forme : la destruction pour le plaisir de détruire. Et je m’en suis retourné tout triste."


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Deuxième partie : Henry Bordeaux se rend à Berry-au-Bac, décembre 1914
Les deux bras du Christ sur la croix

J’y suis allé, le voisinage m’en fournissant l’occasion.

C’était un de ces jolis villages français, au bord d’une eau courante, où la vie semble couler comme cette eau, lentement, paresseusement, avec plaisir et clarté. Sur les rives, l’herbe invite à s’asseoir pour pêcher ; à droite et à gauche de la route, les auberges invitent aussi à s’asseoir pour causer et boire un petit vin pétillant ; plus loin, autour de l’église un peu trop neuve et d’un byzantisme du seconde Empire, le cimetière même, si calme, si paisible, invite au repos.

carte postale de Berry-au-Bac, le pont de l'Aisne carte postale de Berry-au-Bac, le pont de l'Aisne
Le pont de l'Aisne, avant 1914 Le canal latéral à l'Aisne et la cote 108 avant 1914

J’y suis arrivé de nuit, comme un voleur. On ne peut s’y introduire autrement.. Et même, comme nous parlions un peu trop fort, mon compagnon et moi, oubliant où nous étions, discutant sur le poète de Weimar et faisant sonner nos pas sur la route dure, une décharge brusque et le sifflement des mouches à nos oreilles nous avertirent de la valeur du silence. Après le pont, commence la dévastation. Mes yeux, habitués à l’obscurité, cherchaient vainement des maisons entières. Je les voyais commencer, sortir de terre, elles restaient inachevées.
Une porte de grange qu’on pousse : on donne sur la nuit. Mais après quelques pas, je trouve l’escalier de la fameuse cave où j’ai ma chambre. Le commandant n’a pas exagéré : c’est tout le confort moderne. Ici, la cabine téléphonique et là, sur ce couloir, d’un côté la suite des chambres à coucher que dissimulent des rideaux ; de l’autre, la salle à manger au fond, le bureau qui sert en même temps de salon de réception. Seulement, ce n’est pas haut de plafond ; il faut marcher courbé si l’on dépasse un mètre soixante-dix.
Après le dîner, - il y a des salsifis et des carottes cueillis sous le nez de l’ennemi, - il faut bien faire le tour du propriétaire. La nuit est noire, sans étoiles. D’une façon presque ininterrompue des coups de fusil la déchirent, et même la scie mécanique des mitrailleuses allemandes. Nous circulons dans les décombres, en tâtonnant avec un bâton. Sur quoi marche-t-on ? On ne peut savoir au juste : des tuiles, des poutres, des platras, des moellons, des choses molles où le pied s’enfonce et dont on ne devine pas la nature.

Pour essayer de prendre l’empreinte de ce nouveau Pompéi nocturne, on est contraint de s’arrêter ; alors on aperçoit dans l’ombre des formes fantastiques, des dessins contournés et crénelés des murs, toits effondrés, cheminées dressées comme des tours. Et nous souhaitons que les Allemands lancent des fusées pour illuminer ces ruines.
Nous rentrons. Les détonations se font plus rares, la nuit s’annonce calme, le téléphone est rassurant. Avant le coucher, on m’offre un concert.
-Prenez l’appareil, mon capitaine, et écoutez.
Que se passe-t-il à l’autre bout du fil ? C’est une bizarre symphonie où je reconnais le siffler caressant d’un virtuose, une mandoline et des grelots. On a le théâtrophone, comme au Cercle militaire. Et quel charme prend, dans cette cave, la romance ou la barcarolle à l’italienne qu’on exécute pour moi ! Les sons m’arrivent atténués, un peu voilés, un peu fanés. Je me souviens d’une boîte à musique qu’un parent m’avait rapportée de Milan quand j’étais petit et qui m’avait initié, la première, à toute la mélancolie de la poésie et de la musique. Pendant qu’elle répandait son âme, une danseuse agitait sur le couvercle ses petits pieds en cadence, gravement, lentement, comme si elle accomplissait un rite sacré. Et me voilà reporté des années et des années en arrière, dans la paix d’une maison toute chaude de bonheur.
Ma foi ! je me sens si loin de tout péril que, machinalement, pour m’étendre sur mon lit, - un vrai matelas et de bonnes couvertures, - je retire mes chaussures et mes bandes molletières. A trois ou quatre cents mètres de l’ennemi ! Quand j’y pense, il est trop tard et je suis déjà lourd de sommeil, sommeil excellent, parfois coupé d’appels d’harpe éolienne du téléphone et aussi de détonations qui descendent jusque dans ces profondeurs quand un soldat ouvre la porte.

carte postale de Berry-au-Bac carte postale de Berry-au-Bac, le pont de l'Aisne
Berry-au-Bac : un village rasé par la guerre
et traversé par les tranchées
Le village après la guerre. Au fond : la funeste
cote 108, lieu de la guerre des mines (1915)

Combien la visite de jour devait dépasser celle de la nuit ! Aucune n’a été épargnée, en effet. Si une façade paraît intacte, elle donne sur un ciel ouvert qui éclaire les étages écrasés les uns sur les autres et gisant dans le fond en tas informe. Les toits sont crevés ou effondrés. Par les grands trous béants des murs, on aperçoit des meubles suspendus en l’air, maintenus, on ne sait comment, par quelque poutre invisible, un lit, une armoire, un bahut. Des cheminées sans point d’appui, toutes nues, se dressent inutiles et menaçantes. Le mobilier semble couler jusqu’à la rue. On dirait que toutes ces maisons assassinées perdent leurs entrailles, comme ces bêtes blessées qui se vident d’elles-mêmes avant de crever.
Les rues sont obstruées de décombres où se mêlent  les objets les plus étranges, dans la boue et le fumier : des uniformes boches, une ombrelle blanche en loques, des arrosoirs, une baignoire, des tapisseries, des faïences, le cadavre d’un mouton qui pourrit, des jouets d’enfants, un cheval de bois, une poupée. Et là-dessus, des chats errants, un petit fox-terrier qui cherche pitance et fourre avidement son nez dans ces ordures. Ici ou là, c’est plus lamentablement encore, parce qu’on retrouve de la vie humaine, de la pensée. Dans cette vitrine brisée, une mère, sans doute, avait rassemblé les souvenirs de son enfant : un médaillon qui contient une boucle brune, une longue robe blanche de baptême, des petits souliers, des joujoux.
Et voici des photographies qui représentent une jeune femme en toilette de mariée, un jeune homme en habit, des enfants ; à côté, des lettres éparses, toutes maculées. Les intimités sont jetées à la voirie, les secrets mêmes, car dans telle villa isolée il en est un, qui se découvre, qui s’étale, sinistre, tragique, criminel, tel qu’un Balzac l’eût imaginé pour peindre les abîmes de la turpitude humaine.
On me montre la pièce, livrée au pillage, où ce vieillard fut trouvé, presque squelettique, mort de faim ou de terreur. Un autre cadavre plus effrayant encore vient d’être retiré d’une cave, sous une maison incendiée, et c’est celui d’une femme à demi carbonisée.
Un motif principal domine cette vision d’horreur : c’est le groupe formé par l’église et le cimetière.

Carte postale de Berry-au-Bac
L'église de Berry-au-Bac avant la guerre.
On remarque le(s) Sapin(s) dont parle Henry Bordeaux :
"Auprès de lui dans son ombre, un sapin vert, intact, étend ses branches en gestes de bénédiction".

De l’église, il ne reste que des pans de murs, les nervures des nefs qui ont résisté quand les nefs s’écrasaient et un morceau, tout en hauteur, du clocher qui, ainsi déchiqueté, pareil à une sorte de Mont-Cervin hardi et pointu, semble défier la foudre. Auprès de lui dans son ombre, un sapin vert, intact, étend ses branches en geste de bénédiction [voir la photo ci-dessus]. Nous pénétrons à l’intérieur.

l'église de Berry-au-Bac
l'église de Berry-au-Bac
L'église détruite Les restes du Christ  : deux bras sur la croix

Le maître autel n’existe plus. Mais, sur leurs socles des statues polychromes de la rue Saint-Sulpice, affreuses et fragiles, ont été épargnées, on ne sait comment. N’ai-je pas vu tout à l’heure, dans une chambre ravagée, une vitrine intacte ? Des choses fragiles, qui paraissent les premières destinées à être brisées, ont laissé passer l’ouragan, sans en subir d’atteinte. Voici un saint Roch, qui montre du doigt sa blessure à la cuisse : or un éclat d’obus a précisément entamé la jambe à l’endroit qu’il désigne. Les surplis, les aubes, les chasubles sont jetés en tas à l’entrée de la sacristie. Et comme pour synthétiser tout ce sacrilège et en donner l’image en raccourci, un Christ de plâtre de blanc gît écroulé au pied de la croix de bois brisé, répandu en miettes : seuls, les deux bras sont restés suspendus aux clous (1).

Photo du Christ de l'église de Berry-au-Bac
Voici la croix décrite par Henry Bordeaux

N’est-ce pas le prophète Ezéchiel qui nous montre, dans Jérusalem égorgée et anéantie, les morts sortant de leurs tombeaux dans leurs longs suaires ? Dans ce cimetière, les morts ont été sortis des tombeaux. Les chapelles, les croix ont été jetées bas par les obus, la terre est dénivelée, les caveaux de famille sont défoncés et les cercueils apparaissent. Une fosse creusée et inoccupée sert de feuillée. Et dans cette vision d’horreur, comme une timide protestation de la nature, je rencontre tout à coup sur une tombe ouverte un rosier de Noël tout fleuri.
Des tombes nouvelles ont été creusées pour des soldats. L’une d’elles porte cette inscription énigmatique sur la barre de la croix : « Ici repose les corps de un Français et un Allemand morts au champ d’honneur à B… » (2)
Pendant toute cette visite, les obus n’ont guère cessé de nous passer sur la tête avec un sifflement si aigu que le regard s’étonne de ne pas les suivre dans leur courbe à travers le ciel. Une fusillade intermittente les accompagne.
Les tranchées sont si près : c’est maintenant leur tour ; elles nous invitent. De l’une d’elles, la plus rapprochée des tranchées ennemies et qui n’en est pas à cent mètres, on voit à vingt ou vingt-cinq pas le cadavre qui paraît immense d’un officier allemand venu jusque-là en patrouille. Ses hommes, étendus comme lui, s’égrènent, mais en arrière de plus de vingt pas encore. On ne pourrait les enterrer sans recevoir des coups de fusil. Même de nuit, le bruit de la bêche trahirait la présence.
Au retour, je visite les abris et les caves. Dans les ruines la vie reprend. Ces hommes, pour qui le risque de mort est quotidien, tirent le meilleur parti des ressources qu’ils découvrent. On surprend un goût de l’arrangement, du décor, car ils ne s’en tiennent pas au confortable. Dans une sorte de salon, aménagé, un phonographe sauvé du désastre me chante La Tosca. Et sur un fût vide redressé, une statuette en plâtre de Vierge porte cette inscription : Notre-Dame des Victoires.
La nuit monte de la terre : je puis repartir.
- revenez, me dit le commandant, vous nous ferez plaisir ; nous ne recevons guère de visites. Apportez-nous la dinde de Noël et du champagne, s’ils en ont laissé ; je vous promets un fameux réveillon.


Notes
1. En mars 1915, Albert Thierry, soldat au 28e RI notera la même observation
dans ses "Carnets de guerre" : "il n’en reste que les deux bras, blancs et tristes, qui pendent par les clous des mains."
2. Le même Albert Thierry écrira : "Le cimetière : une tranchée dedans, plusieurs tombes ouvertes par les obus. Et ce beau ciel ! De pauvres croix de bois pour les soldats, des inscriptions bilingues soigneusement crayonnées. Hier ruht… ici reposent un Allemand et un Français, morts au champ d’honneur".


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Troisième partie : la nuit de Noël

J’ai apporté, la veille de Noël, ponctuellement, la dinde et le champagne. On est fidèle à ses amis et exact aux invitations. A vrai dire, je tombe assez mal.
- N’allez pas plus loin, on se bat, m’assure-t-on au village voisin qui est lui-même endommagé.
Pourtant, puisque j’ai promis ! Je ne puis pas rester avec cette dinde que j’ai déjà apportée jusqu’ici.
Le fait est qu’on entend une fusillade sérieuse : le grondement du canon la couvre par intervalles.
Je m’engage dans le chemin : on ira jusqu’où on pourra. La nuit s’installe à peine, une nuit froide, fleurie, où s’allument les étoiles et la lune à son dernier quartier, la lune est assez compromettante. L’eau  des flaques se prend et craque sous le pied. Voici le pont : dans l’eau courante dont on voit les frissons, la lune s’enfonce en tremblant. Et comme j’apparais dans la lumière de la cave, j’entends une voix qui ordonne et je dois me ranger pour laisser passer un à un, rapides, mais sans hâtes, comme si leur course était bien réglée d’avance, les hommes de liaison. Les prêtres et les médecins ne se pressent jamais quand on les appelle pour les mourants : ils vont d’un pas égal, ils savent d’un pas égal, ils savent que la Mort attend. Un mouvement qui doit réussir s’exécute en ordre, sans violence apparente, comme si l’on avait le temps pour soi.
- Vous ! Que venez-vous faire ici ? Nous attaquons sur ma droite, l’ennemi attaque è gauche : l’alerte est donnée.
Le commandant a donc oublié son invitation.
- Ne vous occupez pas de moi. Ou plutôt donnez-moi une section ou un fusil.
Et je prends le fusil d’un téléphoniste. Cependant il a vu les paquets portés par l’ordonnance.
-Qu’est-ce cela ?
- La dinde et le champagne.
- Parfait, parfait ! Ce sera pour tout à l’heure.
Et nous aurons notre messe de minuit !
Nuit de Noël que nous allons passer dans les tranchées à attendre, peut-être à recevoir les Boches comme ils le méritent. Tout de même, j’avais compté sur une messe de minuit et sur un réveillon.
Le sifflement des obus devient presque continu. Les détonations des fusils déchirent la nuit, la nuit si belle, si pure, si limpide où la lune monte lentement. Et parfois une fusée jette sur les astres un voile de lumière.
On suit très bien ce qui se passe sur notre droite et sur notre gauche. On devine les phases de la lutte, mais on ignore le résultat. Puis le canon cesse le premier et peu à peu la fusillade s’éteint. Elle ne s’éteindra jamais tout à fait. Il est dix heures. Rien n’est manqué encore. Le téléphone nous renseigne ; l’attaque des Allemands a échoué, la nôtre a réussi ; nous avons repris une maison ruinée qui est un poste commode.
Impassible à son poste, le cuisinier a fait rôtir la dinde pendant l’alerte.
Minuit approche, le minuit annuel qui évoque le salut du monde par le Dieu fait homme, naissant dans une étable aussi misérable qu’une tranchée.
- Ils nous laisseront tranquilles, m’assure le commandant qui a gardé son calme et son entrain. Je vous attendais.
Tout à l’heure, il n’y paraissait guère.
- Et nous aurons des hôtes de marque. Le Colonel en sera.
Voici des ombres que la lune, inclinée vers l’horizon, allonge. Je reconnais le colonel à sa silhouette mince et fière, au port de tête : un chef qui sait communiquer sa flamme et prendre ses responsabilités. D’autres officiers, - un sur deux, car il faut veiller, - deux médecins-majors, notre cortège s’allonge. Mais où dira-t-on la messe ? Pas dans l’église, à coup sûr : elle est saccagée et l’on y reçoit les murs sur la tête.
Nous descendons dans la crypte qui a été ornée avec un soin extrême par ces mêmes hommes qui se battaient il y a une heure : des draperies, des statues, des cadres sortis, des décombres et à peu près intacts, ont servi à cette décoration. Un soldat passe sur son uniforme les ornements sacrés, un autre a pris les burettes, le linge, la petite cloche : prêtres-soldats qui rappellent les vieilles chansons de geste, l’archevêque Turpin et les croisades, qui ont substitué à la parole l’exemple et qui, familiers de la mort, prononcent les paroles devant qui la mort se fond, se désagrège se déchire comme un voile devant la Vie Eternelle.
Nous sommes là, groupés autour de l’autel et le mystère s’accomplit. Quand la porte de la crypte s’ouvre devant un soldat qui vient prendre sa part de la cérémonie, il n’est pas rare d’entendre une détonation, signal ou occupation d’une sentinelle, avertissement qui rassure, qui montre qu’on est gardé. Retrouverai-je jamais l’émotion de cette messe de minuit dite à deux ou trois cents mètres des tranchées allemandes ? Nous étions à l’extrême limite momentanée de la France, dans ce village détruit et offert en holocauste et le divin sacrifice s’accomplissait pour l’éternelle sérénité des âmes prêtes à se donner à leur foi.
- Et maintenant à table !
Le commandant nous emmène à son hôtel, à sa cave. La lune est couchée, mais la nuit nous offre toutes ses fleurs : dans le froid qui pique, les étoiles scintillent comme des feux vivants. Mais quel est ce chœur lointain qu’on entend ? Les Allemands célèbrent à leur tour le Noël.
Nous descendons l’escalier obscur. Nous voici chez nous, en paix. C’est un éblouissement.
La table, de douze couverts, est éclairée par des bougies dont la lumière bouge, caresse les verres, vit dans les glaces du fond, communique aux choses un air vivant. Au milieu, un surtout de roses de Noël, le rosier du cimetière a été pillé. Chaque convive a trois verres d’une fine cristallerie, dont une flûte à champagne. La vaisselle ornée sera changée à chaque service. Comme menu : potage Crécy, hors-d’œuvre, filet aux petits pois, dinde, foie gras, salade, gâteau de riz. Comme vins : du Saint-Emilion et le champagne.
Ainsi, ces hommes qui endurent avec patience des privations quotidiennes, qui sont exposés au risque quotidien, qui ne sont pas relevés depuis des jours et des jours à ce poste d’avant-garde, qui connaissent la séparation, la solitude, qui se sont durcis à la fatigue et au danger, ont voulu avoir leur heure de luxe et de joie. On a failli les déranger : ils se sont battus le soir même. Mais cette heure, ils l’ont gagnée. Et les voilà gais, l’œil clair, repris de jeunesse et de gentillesse, unis par une solidarité belle comme ces amitiés célébrées par les poètes d’autrefois. La plupart ont fait la campagne depuis le début. Je les regarde tour à tour : quels hommes trempés, mûris, sûrs, forts de leur responsabilité, du calme conquis sur les nerfs, de la paix intérieure qui domine toutes les difficultés ! La conversation, si joyeuse qu’elle soit, ne cessera pas d’être ennoblissante. Ils ne savent pas qu’ils sont admirables. Ils ont autant de simplicité dans leur noblesse devenue toute naturelle.
Et un peu plus tard, quand je reprends, seul, le chemin sous les étoiles, tandis que la plainte aigüe des balles s’allonge, se prolonge dans la nuit, il me semble que je descends d’une de ces hautes montagnes que j’ai gravies si souvent, où l‘on respire un air si pur, d’une qualité si balsamique qu’on ne peut plus respirer à l’aise dans la plaine…

Capitaine B…

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Pour en savoir plus
- Le JMO du 28e RI pour la période 15 novembre-décembre1914
- les Carnets de guerre d'Albert Thierry, période janvier-avril 1915
- Télécharger une carte du secteur

Remerciements à Denis Delavois (son blog sur le 149e RI, c'est ici) et à Olivier.


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